Notre Dame du Travail

Extrait d’un mémoire de maîtrise d'Histoire de M. Jean-Hugues Simon-Michel - pages 1 à 16

CHAPITRE I : L'ABBE SOULANGE-BODIN

Lorsqu'il s'attache à écrire une biographie, l'historien a généralement le choix entre deux points de vue. Soit il souligne ce que la vie d'un grand homme a eu d'exceptionnel et de singulier; soit il insiste sur le caractère exemplaire d'un itinéraire et sur l'insertion dans un groupe bien défini.
    
     L'abbé Soulange-Bodin n'est ni vraiment connu, ni vraiment représentatif d'un milieu social. Il s'est sans doute fait un nom dans la sphère des catholiques-sociaux; mais arrivé à l'âge môr, il abandonne cette petite élite, et son ministère paroissial, pour être énergique, n'en est pas moins de plus en plus conformiste. C'est donc un itinéraire atypique que l'on va suivre, celui qui mène un grand bourgeois à l'action sociale puis le ramène à la haute société, celui qui conduit un jeune prêtre de l'avant-garde catholique à un conservatisme des plus communs, de la renommée à l'oubli...
     Cet itinéraire peut sembler décevant. Il est pourtant des plus instructifs, car il traduit des limites d'une entreprise sans doute trop ambitieuse. Le jeune Soulange-Bodin est en effet animé d'une ardente vocation missionnaire, qui le pousse à édifier un réseau d'oeuvres extraordinairement dense. Ce réseau devait permettre à l'Eglise d'inspirer tous les aspects de la vie sociale, car l'individu devait s'y insérer de sa naissance à sa mort, dans son travail comme dans ses loisirs. Le rôle du prêtre et de l'Eglise ne se limite donc pas à l'administration du culte, mais il embrasse tous les secteurs d'activité : la religion doit pénétrer la société tout entière. Le jeune Soulange cherche donc à transformer le faubourg de Plaisance en une chrétienté retrouvée.
     A-t-il obtenu des résultats appréciables ? Le développement des oeuvres est inégal : les oeuvres d'éducation et de loisirs connaissent un indéniable succès, tandis que les oeuvres économiques ou masculines se soldent par des échecs, ou des demi-échecs. Cette ligne de partage entre les succès et les échecs montre le caractère illusoire d'une chrétienté moderne, et traduit la place nouvelle de la religion dans les mentalités : la religion est de plus en plus enfermée dans la sphère du privé, elle a cessé d'être le système unificateur qui donne son sens à la société.
     A-t-il pu au moins porter à tous le message évangélique, et ramener à l'église le peuple de son faubourg ? Cette question appelle une réponse plus nuancée, bien que là encore il semble que la force missionnaire des oeuvres ait déçu les espoirs de Soulange-Bodin. Il a sans doute réussi à transformer l'image de l'Eglise, à prouver sa sollicitude pour les ouvriers et son respect de la liberté. Il a certes converti un nombre non négligeable de paroissiens, et ravivé la foi de bien d'autres fidèles. Mais il n'a pas réussi à convaincre le plus grand nombre; il n'a pas pu venir à bout du statut de croyance minoritaire qui est désormais, et irrémédiable¬ment, celui de la religion catholique en France.
     Mission et Chrétienté, tels sont les deux concepts qui sous-tendent la pastorale de Soulange-Bodin, tel aussi le clivage qui partage ses paroissiens. Pour le jeune abbé, il y a deux sortes d'habitants à Plaisance, et donc deux pastorales différentes : la mission concerne le plus grand nombre, ceux qui se sont détournés de l'Église et que les oeuvres proprement sociales ou les oeuvres de loisirs peuvent y ramener; la chrétienté est formée de tous ceux qui sont déjà gagnés à la religion, mais dont la ferveur doit être avivée par des oeuvres de conservation.
     Mission et chrétienté constituent cependant les deux faces inséparables d'un même projet; La chrétienté doit être une chrétienté missionnaire, ouverte sur le peuple tout entier du faubourg que, selon le rêve de Soulange-Bodin, elle doit peu à peu embrasser.
     Mais une évolution s'est produite vers le tournant du siècle. La mission s'épuise, et il semble que Soulange-Bodin, déçu, modère ses ambitions et ses espoirs. Son action change d'ailleurs de direction : à l'instar des autres catholiques, il est de plus en plus obnubilé par la querelle religieuse que le Bloc de Gauches vient de rallumer. On assiste donc à une sorte de repli sur la chrétienté établie, cette chrétienté ou, en raison de son réseau d'oeuvres et de sociabilité, apparaît de plus en plus comme une contre-société. Quant à Soulange-Bodin, le prêtre missionnaire, il se transforme peu à peu en défenseur de la religion assiégée.
    

PREMIERE PARTIE : L'HOMME ET LA PAROISSE

    

Introduction : La rencontre d'un grand bourgeois et d'une paroisse populaire

     L’abbé SOULANGE-BODIN aimait à raconter qu’en apprenant sa nomination de vicaire à Notre Dame de Plaisance, il cherchait en famille où pouvait bien être cette paroisse, lorsqu'il se rappela avoir aperçu bien souvent, passant devant le séminaire, un omnibus à deux chevaux désigné sous le nom de Plaisance-Hôtel de Ville. C'est dans cet omnibus qu'il monta le jour même, pour aller à la découverte sa nouvelle paroisse"(1).
     Rien ne destinait ce grand bourgeois à l'apostolat social. Lorsqu'il est ordonné prêtre en 1884, sa famille veut faire des démarches pour qu'il soit nommé dans un beau quartier, à St Augustin ou à St Philippe du Roule. Mais le jeune SOULANGE-BODIN en décide autrement. Il choisit de se consacrer à la "pouillasse des faubourgs".
     Ce choix courageux ne laisse pas de surprendre mais il émane d'un jeune homme enthousiaste de 23 ans qui n'a encore connu que le séminaire et les pensionnats religieux. Ce qui est plus surprenant encore, c'est le contact que SOULANGE BODIN va réussir à établir avec une population ouvrière et déchristianisée.
     Son milieu familial, ses relations dans l'aristocratie et dans la : diplomatie, son éducation à Stanislas constituaient sans doute un handicap de taille pour le jeune vicaire d'une paroisse aussi pauvre que Notre Dame de Plaisance. Or, non seulement SOULANGE BODIN est animé d'une détermination telle qu'il restera 26 ans dans cette paroisse dont il deviendra curé en 1896, mais encore il réussira à transformer complètement l'image de l'ecclésiastique auprès de ses paroissiens.
    
     Cette rencontre est donc l'histoire d'un succès. Mais avant d'en venir là, il nous faut présenter plus en détail les deux protagonistes: le pasteur et ses brebis.

CHAPTTRE I : Un ecclésiastique hors du commun

    

Sa famille et son milieu

     JEAN-BAPTISTE ROGER SOULANGE BODIN est né à Naples le 4 février 1861 où son père était consul général de France Celui-ci était le premier SOULANGE-BODIN à entrer dans la "Carrière".Le grand-père paternel de l'abbé était botaniste ; il avait fondé un institut d'horticulture à Ris-Orangis. Son bisaïeul, le chevalier SOULANGE-BODIN avait fait une carrière de haut fonctionnaire sous le 1er Empire Par sa mère en revanche, le futur abbé appartient à une vielle famille de diplomates : son oncle, MARIANI, était ambassadeur de France à Rome, tandis que son grand-père avait été ambassadeur à Turin et à Washington. Son frère sera conseiller d'ambassade à lin, et terminera sa carrière à l'Administration Centrale avec le grade de ministre plénipotentiaire.
     Toute sa vie, SOULANGE BODIN conservera des relations dans la diplomatie, dans l'aristocratie et dans la grande bourgeoisie. Le meilleur exemple en est sans doute fourni par la conversion de la reine Nathalie de Serbie en l'église Notre Dame de Plaisance le 13 avril 1902. SOULANGE BODIN l'avait connue à Biarritz, où ses parents possédaient la villa voisine de celle de la souveraine. Répudiée par roi Milan Obrenovitch, la jeune femme se réfugia en France et, sous l'influence de SOULANGE BODIN, abjura publiquement les erreurs de l'orthodoxie. C'est par relation également qu'il obtient en 1886 l’autorisation préfectorale nécessaire à l'ouverture de la chapelle Notre Dame du Rosaire. On lui avait d'abord opposé que la construction manquait de solidité. Mais la belle-soeur du jeune vicaire était une amie d'enfance de Denys Cochin, qui sut opérer les pressions nécessaires sur le préfet(2). C'est encore grâce à ses relations qu'il put financer ses oeuvres sociales, et la construction de l'église Notre Dame du Travail. Abbé social, il n'est reste donc cas moins un abbé mondain.
     SOULANGE-BODIN appartenait donc à la grande bourgeoisie. Cette constatation s'impose avec d'autant plus crue la carrière diplomatique, à peine rémunérée, était alors réservée aux élites les plus fortunées. Si sa famille était riche, il convient rependant à ne pas exagérer cette richesse. (3)* La fortune personnelle de l'abbé lui procurait en 1896 un revenu de 7000 F, ce qui représente un peu plus du double de son traitement de second vicaire(4)**. Mais il est vrai qu'à cette époque, il avait déjà dô consacrer une grande partie de sa fortune à financer ses oeuvres. Lorsque la nouvelle église Notre Dame du Travail fut achevée en 1902, il restait encore 140 000 F à payer. Bien que SOULANGE BODIN ne l'ait jamais raconté, même à ses intimes, il est certain qu'il régla lui-même la quasi-totalité de cette somme, ce qui engloutit le reste de sa fortune(5)***. On peut donc imaginer que son héritage avait été de l'ordre de 200 à 300 000 F... Toujours est-il que lorsqu'il démissionne de Saint Honoré d'Eylau en octobre 1924, il doit s'installer dans une maison de retraite sacerdotale, l'infirmerie Marie Thérèse, où il demeurera jusqu'à sa mort le 11 mai 1925. Il est alors complètement ruiné.
     "Il avait hérité d'une fortune considérable (...); selon sa propre expression des "fleuves d'or" lui avaient passé entre les mains, et il ne lui en était rien resté"(6) ****.
     Cette générosité montre assez l’ardeur avec laquelle SOULANGE-BODIN se consacra à son apostolat.
     Sa jeunesse fut celle de tous les jeunes gens de son milieu, entre les études dans un des meilleurs collèges religieux parisiens, et les vacances dans la propriété familiale d'Arcangues au pays Basque. Sa famille a quitté l'Italie en 1869. Il entre alors en classe de huitième à Stanislas, où il restera interne jusqu'au baccalauréat. Il conservera d'ailleurs toute sa vie des liens avec Stanislas, à travers l'association des anciens élèves, mais surtout à :travers les grands élèves - souvent sillonnistes - qui fournissent l'encadrement de ses patronages. L'année 1870-1871 fait figure de parenthèse dans sa jeunesse car, en raison du siège de Paris, il est envoyé au petit séminaire de Laressore au Pays Basque. Ce séjour fut sans doute important, car pour la première fois il se trouve au contact de camarades d'origine beaucoup plus modeste que lui.
     Nous ne savons presque rien sur ses années de collège, sauf ce que nous en disent son biographe, Mgr CHAPTAL, ou la rubrique nécrologique des anciens de Stanislas (7)*. Aucune source intime ne nous permet de sonder sa psychologie et sa personnalité. Mgr CHAPTAL le présente comme un élève pieux mais vigoureux et boute en train ; il reproduit aussi une anecdote intéressante, rapportée par un ancien camarade de SOULANGE-BODIN
     "Alors qu'il était élève de troisième, il fut le seul, cette année-là, à recevoir une "censure publique" : un mercredi, au cours de la promenade, la division ayant croisé des séminaristes de Saint Sulpice, une série de "couac" leur fut adressée par SOULANGE. SOULANGE fut aussi le seul de sa division, si je ne me trompe, qui entra dans les ordres".(8)
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     Ainsi, dès sa jeunesse, SOULANGE-BODIN semble-t-il doté de ce tempérament viril et impétueux qui le rendra populaire auprès des ouvriers, et qui contraste tant avec le modèle alors si répandu de l'éclésiastique doux et réservé...
    

La vocation d'un apostolat social

     Le jeune homme entra pourtant au grand séminaire de Bayonne juste après son baccalauréat (1878-1879). Aucune source intime ne nous renseigne sur la naissance de la vocation sacerdotale et des préoccupations sociales ; mais nous savons qu'un jeune séminariste de =Saint Sulpice, Bruno Navet, exerça sur lui une influence déterminante. Mayet se destinait lui-même à l'apostolat ouvrier ; il entra plus tard .dans la société des Frères de Saint Vincent de Paul où SOULANGE-BODIN songea un temps à le rejoindre (9)*. C'est lui qui présenta le jeune séminariste basque au père Bieil, directeur du séminaire Saint Sulpice et confesseur de Mgr Richard. Le père Bieil était convaincu de la nécessité de gagner la classe ouvrière à la religion, et il engagea le jeune homme à persévérer dans sa vocation naissante. En octobre 1879, ce dernier revient donc à Paris et entre au séminaire Saint Sulpice où il choisit Bieil pour directeur de conscience. Celui-ci appuiera toute sa vie l'oeuvre sociale de SOULANGE-BODIN.
     Mais, ses Lettres à Un Séminariste le laissent entendre assez clairement, ce n'est pas dans la formation reçue au séminaire que SOULANGE-BODIN trouvera les ressources pour organiser les structures religieuses d'un faubourg - pays de mission ; ni pour gagner confiance des populations ouvrières de plaisance.
    
    
    
    

Personnalité : le contact avec Ies gens du peuple, et le sens de l’efficacité

    
     Résolument moderne, le jeune vicaire emprunt au commerce et à l'industrie ce qu'ils ont de meilleur : le sens de l'efficacité et de la publicité. Lorsqu'il s'agira d'organiser d'innombrables œuvres sociales, il saura trouver le juste équilibre entre la:centralisation du commandement et l'autorité supérieure du clerc lorsqu'il s'agira de lancer une souscription populaire pour l'érection de la nouvelle église, il saura lui donner toute la réclame nécessaire à travers d'innombrables tracts, affiches, prospectus qui inondent la paroisse, mais qui sont aussi envoyés dans toute la France, à la tanière de nos mailings d'aujourd'hui. Il joint à cela un minimum de culture économique et sociale, liée à l'influence de le Play et de la Société d'Economie Sociale. Imprégné d'une telle mentalité, il était de plain pied avec le monde du travail parisien.
     Sa bonhomie, sa large carrure et ses exploits musculaires allaient assurer sa popularité à Plaisance. Confronté aux quolibets et aux injures des anticléricaux, il n'est pas homme à tendre la joue gauche, et il lui arrive d'en venir aux mains. Voici comment le présente une coupure de presse :
     "Ce prêtre, bien connu sur les hauteurs de Montrouge, ne dédaigne pas de se mêler au peuple dans toutes ses manifestations (...) ; et quelquefois la rubrique des faits divers nous apprend que M. l'abbé SOULANGE-BODIN, interpellé grossièrement dans la rue, sait pratiquer la boxe et la savate aussi bien que les vertus chrétiennes" (10)*.
     Lui-même nous fait le récit suivant dans l'Echo de Paris(11)* :
     "D'abord, pendant huit ans, j'ai été insulté à tous les coins de rue. Je prenais patience, mais un jour, j'en ai assez. Je me retourne. Il y avait deux hommes. Je les touche ! Coup de poing ! Eh bien ' J'ai compris alors toute la profondeur de cette parole de l'écriture : "la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse". Le lendemain, au lieu de m'insulter, tout le monde me saluait".
    
    
     Incontestablement, l'autorité physique du jeune abbé fut pour lui un atout de taille. Chaptal lui-même, qui s'adresse pourtant à un public essentiellement clérical, nous rapporte comment il administra une correction à trois jeunes gens qui venaient, en pleine rue, de lui arracher son parapluie et de le jeter à terre(12)**. Dans le récit de Chaptal , il n'est cependant pas question de coup de poing ni de brutalité C'est que si la force physique et une certaine forme de virilité les bagarres rencontraient bien des valeurs populaires ; elles tranchaient nettement avec le modèle du parfait ecclésiastique qui s'était imposé depuis le Concile de Trente. Eloigné de toute forme de violence corporelle (guerre, chasse etc..), sinon de toute activité physique, l'ecclésiastique devait être doux et réservé.
     Ce modèle n'est alors contesté que par les anticléricaux, à travers notamment le service militaire ("les curés, sac au dos !"), même s'il commence à évoluer sensiblement à travers le sport et les patronages. Or, SOULANGE-BODIN, et c'est sans doute une des clés du contact qu'il a su établir avec ses paroissiens, tranche sur ces êtres que Montherlant qualifiait d'"ecclésiastiques Lénifiants"(13)***
    
    
     Son impulsivité le sert ; mais elle lui jouera également de mauvais tours, notamment lors des bagarres de Plaisance, en mai 1903, certaines de ses déclarations sont de véritables provocations contre les anticléricaux :
     "- Ne vous semble-t-il pas, M. le curé, demandons nous à M. SOULANGE-BODIN, Que l'Evangile veuille être défendue pas d'autres moyens que la violence ? N'est-il cas écrit que l'on doit tendre la joue gauche lorsque par aventure la droite a été souffletée ?
     - Sans doute- sans doute... Seulement, l'Evangile ne dit pas ce que l'on doit faire après avoir tendu la joue gauche.
     - vous ne nierez cependant point, -poursuivons nous, que les catholiques, s'ils frappent leurs adversaires, ne commettront au moins le péché de colère ?
     - Le péché de colère ! s'exclame l'abbé SOULANGE-BODIN. Mais nullement ! Une mère de famille quand elle donne un soufflet à sa progéniture, ne commet aucune faute (...). Elle agit dans un but louable, qui est d'administrer une correction juste et méritée. Eh bien ! Mes catholiques sont animés du même esprit. Ceux d'entre nous qui voulons leur donner une leçon, une leçon, vous entendez bien ? (14)*"
     D'une façon générale, SOULANGE-BODIN n'a jamais manqué d'audace pour défendre l'Eglise chaque fois qu'elle était publiquement attaquée. C'est ainsi que le 10 mars 1897, à la surprise générale, il fait une apparition à une conférence sur les patronages laïcs, organisée par la Libre Pensée du XIV' au moulin de la Vierge. Il interrompt bruyamment le conseiller municipal CHAUVIERE qui déblatérait contre l'eucharistie :
     (15)* Eh ! Là bas ! Respectez vos auditeurs"
     Puis il se lance dans un harangue sur la liberté : il tente de démontrer que l'Eglise et ses patronages ne sont pas un instrument d'asservissement, mais qu'en revanche la démocratie suppose la liberté religieuse **
    
     Que pouvait donc espérer SOULANGE-BODIN de cet auditoire d’anticléricaux convaincus ? Il ne s'agissait pas de convertir les libres penseurs mais bien plutôt démontrer aux gens de Plaisance, à tous ceux qui ne manqueraient cas d'avoir vent de l'incident, que l'Eglise avait les arguments pour se défendre. Parlant le langage de la démocratie et de la liberté, l'Eglise pouvait enfin parler au peuple et affronter sans crainte la contradiction. Dans ce quartier de gauche, le nouveau curé ravit aux socialistes et aux radicaux le monopole de la parole Abandonnant l'attitude obsidional de la plupart des catholiques, il prouve par son discours, qui frise la provocation, que l'Eglise a retrouvé sa force, son dynamisme, et par conséquent son pouvoir d'attraction.
     Cette audace verbale, on la retrouve en maintes occasions, par exemple dans cette lettre que SOULANGE-BODIN faisait distribuer aux hommes qui restaient à la porte de l'Eglise pendant les enterrements :
     Monsieur,
     Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais puisque je vous vois devant mon église, inoccupé, permettez-moi de vous dire deux mots"(16)*.
     Et l'abbé de démontrer au lecteur que son attitude constitue un outrage pour le défunt et pour sa famille.
     Pour assurer l'efficacité de son discours, le curé de Plaisance a du trouver un langage adapté 'à son auditoire ou à ses lecteurs populaires. Toujours simple et familier dans ses propos, il sait faire une place à l'humour. Voici en quels termes il commence sa harangue au Moulin de la Vierge :
     Je croyais que ce n'était qu'à l'église qu'on mangeait le Bon Dieu. Le citoyen CHAUVIERE vient de nous montrer qu'on en mange aussi au moulin de la Vierge, et avec un certain appétit".(17)**
     Lettres à mes paroissiens témoignent d'un souci pédagogique adapté aux populations déshéritées de la paroisse. Tantôt l’éditorial est présenté sous la forme d'un petit dialogue, pour mieux répondre aux objections des paroissiens : Mme TOUBON démontre à Mme TOUFRANC l'utilité des oeuvres de Monsieur le Curé (18)*. Tantôt il se présente sous la forme d'un fabliau, tel l'Histoire du rocher et du bouchon, en janvier 1901 l'Eglise est un rocher contre lequel vient se jeter l'écume des siècles sans jamais le submerger ; la vie est un ruisseau où le fidèle est ballotté, tel un bouchon, sans jamais s'enfoncer, car il est soutenu par la foi. Souvent les préjugés des paroissiens sont formulés au style direct : "jamais, ça lui tournerait les sangs !". (à propos de l'extrême-onction) (19)**. Enfin, pour frapper l'imagination du lecteur, SOULANGE-BODIN recourt souvent aux comparaisons les plus triviales : il intitule un éditorial sur la prière "une omelette sans oeufs, un civet sans lièvre" (20)***, et un autre sur le carême "petite recette d'hygiène" (21)****. A 80 ans de distance, cette rhétorique délibérément populaire, ce style par trop pédagogique peuvent surprendre le lecteur ; mais il importe de les replacer dans leur contexte : accessible et direct, ce langage est le fruit du contact chaleureux que SOULANGE-BODIN a su établir avec ses paroissiens. (22)*****
    
    
    
     Animé d'un. Sens très profond des relations humaines, il voulut par exemple que son bureau soit immédiatement accessible à tout venant, lorsqu'il fit construire le nouveau presbytère attenant à Notre Dame du Travail. Voici ce ou' en dit son biographe :
    "M.SOULANGE-BODIN aimait que les couloirs conduisant à ces bureaux (le sien et ceux de ses vicaires) fussent assiégés par des foules toujours renouvelées"(23)*
    Jovial et généreux, ce prêtre du grand monde fut donc peu à peu adopté par ses paroissiens. La meilleure preuve en est sans doute que ceux-ci, simplifiant son patronyme lui donnaient familièrement du "M. SOULANGE". Par une antonomase qui montrait assez à quel point en le jugeait différent de ses confrères, c'est l'ensemble de ses émules, les prêtres du Rosaire, que l'on en vint à appeler "les Soulange".
    
    
    


- - - - - - - - - - - - notes - - - - - - - -

    
(1) * Mgr CHAPTAL l'Abbé SOULANGE BODIN, Paris, 1926, p. 19. SOULANGE BODIN en fait également le récit dans l'entretien accordé au journaliste Charles BIEL L'écho de Paris 28 mars 1906.
    
(2)
     Voici en quels termes est contée la démarche : "Il (Denys Cochin) rencontre le jour même le secrétaire du préfet et lui donne la réclamation de ton beau-frère. Le secrétaire lui répond que le manque de solidité de la chapelle est un simple prétexte inventé par le préfet parce qu'il ne veut plus de chapelles ouvertes dans Paris. Denys lui répond : "Monsieur, je ne veux pas vous prendre en traître : prévenez Monsieur le Préfet que s'il fait une chose pareille, nous lui montrerons une scie dont il se souviendra longtemps. Envoyez-moi une réponse immédiatement pour que nous sachions à quoi nous en tenir". Et le secrétaire de lui répondre : "soyez tranquille, nous n'avons pas envie de recommencer l'affaire Châteauvillain. Je vais en parler de suite au préfet".
     Lettre de la belle-soeur de Denys Cochin à la belle-soeur de SOULANGE BODIN, et lettre d'envoi de cette dernière à l'abbé. La seconde lettre est signée Marthe et n'est pas datée. Sur la première manquent date et signature.
     Archives de Notre Dame du Rosaire, Cité in Henri Rollet. L'action Sociale des Catholiques en France Tl, p 546
    
    
(3)
     * Robert de Billy rapporte que l'ambassadeur de France très républicain Jules Herbette, était frappé par la fortune du conseiller Soulange-Bodin : "Mon conseiller est un homme remarquable, son beau-père a 12 millions". Mais, comme on le voit, le diplomate était, grâce à son mariage, beaucoup plus riche que son frère l'abbé. Cité in Christophe Charle Les élites de la République, Fayard, Paris 1987 p 224
    
(4) ** Lettre de l'abbé Boireau au cardinal Richard sur la situation matérielle des prêtres du Rosaire (Archives de l'archevêché, série P, carton ND du rosaire).
    
(5) *** Sur ce point voir Mgr Chaptal, op cité p 84 et 85, qui cite la résolution écrite de Soulange-Bodin à l'issue d'une neuvaine de prière. Ce document a été retrouvé dans ses papiers, après sa mort, par Chaptal.
    
(6) **** Mgr Chaptal, op cité p 227 –DIN
    
(7) ** * L'Echo de Stan, 15 juin 1925
    
(8) ** Mgr Chaptal, op cité p. 10## --------------------------------------------
(9) Les deux hommes resteront liés toute leur vie. C'est Mayet qui, par exemple, dirigea le pèlerinage - promenade en bateau de juillet 1905 à Villeneuve Saint Georges, dans la propriété d'Henri Cochin. cf L'écho de Plaisance, juillet 1905.

(10)      Coupure de presse non identifiée, dossier conservé au presbytère

(11) * L'Echo de Paris, 28 mars 1906

(12) ** Mgr Chaptal, op cité, p 49-S0

(13) *** Henri de Montherlant, préface à Cardinal d'Espagne Pléiade, théâtre, p 1179

(14) *Le Matin, 17 mai 1903

(15) Le récit de l’évènement et le texte du discours de SOULANGE-BODIN, sténographié par un auditeur, se trouvent dans Chaptal, op cité p 104 à 107, et surtout dans l'Echo de Plaisance, avril 1897.

(16) Mgr Chaptal op cité p 142 (16)

(17) l'Echo de Plaisance, Oct. 1897

(18) *l'Echo de Plaisance, Oct. 1899

(19) **l'Echo de Plaisance mai 1900

(20) *** l'Echo de Plaisance aoôt 1901

(21) **** l'Echo de Plaisance février 1901

(22) ***** Citons ce passage de François Veuillot : "Il connaît le peuple. On s'en rend compte à la façon dont il lui parle; Il sait parler au peuple, il a ce don qui n'est pas si commun".
François Veuillot, Apostolat Social : Les oeuvres au faubourg de Plaisance Paris, Lecoffre 1903, p 27
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(23) La Semaine Religieuse, 1925, p 981
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saisie et mise à jour le 9/12/2011