Notre Dame du Travail

Extrait d’un mémoire de maîtrise de M. Jean-Hugues Simon-Michel
Deuxième Partie : La mission (suite)

CHAPITRE I : LES MISSIONNAIRES

Le Rosaire dans la paroisse : Une structure décentralisée
     Arrivé à Plaisance en 1884, Soulange-Bodin n'en devient curé qu'en 1896. Entre temps, il fonde, dans le sud de la paroisse, les œuvres du Rosaire autour d'une chapelle que vient d'élever une personne généreuse, mademoiselle Mignon, au 178 rue de Vanves.
     C'est là qu'il passe l'essentiel de son temps, puisqu'il ne rentre à la paroisse que pour assister à la grand' messe et aux vêpres du dimanche. C'est là aussi que son action sociale s'épanouira de la façon la plus complète : les œuvres du Rosaire forment en effet un ensemble cohérent qui encadre l'individu de la naissance à la mort, dans ses loisirs comme parfois dans son travail.
     Devenu curé de Plaisance, Soulange-Bodin tentera de reproduire autour de l'église paroissiale, ce qui existe au Rosaire, mais nous verrons qu'il en négligera certains aspects. Il importe donc de bien distinguer les œuvres du Rosaire des œuvres paroissiales. Dans le vocabulaire de la paroisse, on parle tout simplement "du Rosaire", et "du Travail".
     Les prêtres attachés à Notre-Dame du Rosaire, ne sont pas toujours vicaires de la paroisse (Levivier, Boyreau); en ce cas, ils n'ont jamais affaire à l'église paroissiale, et ne reçoivent aucun traitement de la fabrique. C'est que le Rosaire n'a aucune existence juridique ou canonique. Les prêtres, qui vivent en communauté, mettent en commun leurs ressources, qu'elles proviennent d'un traitement de vicaire ou de leur fortune personnelle. Mais ceci n'est pas suffisant pour financer les œuvres et l'entretien des locaux. L'essentiel des ressources du Rosaire provient donc d'une subvention de l'évêché (1200 F par an, portée à 3000 F en 1904), et du produit des quêtes auprès des personnes charitables (1). C'est donc une structure autonome qui s'est mise en place rue de Vanves, d'autant que s'y développent, non seulement des œuvres sociales, mais aussi une sorte de vie paroissiale proprement dite : messes dominicales, premières communions; peu à peu on y célèbre même des baptêmes, consignés sur des registres distincts des registres paroissiaux. Seuls les enterrements les mariages ou les confirmations sont célébrés dans l'église paroissiale.
     Pourquoi scinder ainsi la vie paroissiale ? Il s'agit là d'un trait fondamental de la pastorale missionnaire de Soulange-Bodin. Les paroisses, créées au début du XIXe siècle, sont devenues beaucoup trop grandes, et se sont, par conséquent, transformées en de simples "bureaux de culte". L'expression "bureau de culte", qui revient souvent sous la plume de Soulange-Bodin, et notamment dans les deux textes que nous avons cités plus haut, a pour corollaire le "prêtre-fonctionnaire" - formule qui attirera bien des inimitiés à son auteur - et pour antithèse le "chapelet de chapelles" desservies par des "prêtres-missionnaires". Il s'agit donc de rapprocher ces derniers de leurs ouailles pour mieux les connaître, pour mieux les aider, et peut-être ainsi pour les convertir. Voici comment la Société des Prêtres des Faubourgs - c'est le nom que se donnaient Soulange-Bodin et ses émules au Rosaire - définissait sa méthode dans une brochure destinée à ses bienfaiteurs :
     "La création d'espaces en espaces de postes de missionnaires résidant au milieu des ouvriers, étudiant leurs besoins et cherchant à y remédier par des groupes d'œuvres religieuses et sociales". (2)
     Il ne s'agit donc pas de fonder une nouvelle paroisse sous une forme déguisée, pour contourner par exemple l'opposition du gouvernement républicain, mais bien d'inventer une structure décentralisée où s'exercerait une pastorale spécifique. La paroisse traditionnelle est, en effet, pour Soulange-Bodin, "un moyen d'administration des gens convertis" (3), qui convient parfaitement aux chrétientés, mais non aux pays de mission. Ici, la pastorale est fondée sur des œuvres sociales, qui sont, selon le mot de Soulange-Bodin, "le point de contact avec le peuple" (4); elle requiert des prêtres animés d'une vocation particulière, et préparés au contact avec les ouvriers, notamment par une formation économique.
     Il n'en reste pas moins que l'action missionnaire doit s'appuyer sur des structures stables rattachées à la paroisse qu'elles prolongent. Cette conception du missionnaire sédentaire rappelle les missions étrangères; mais elle est profondément originale en métropole, où la formule du missionnaire itinérant, comme en avaient connu les XVIIe et XVIIIe siècles, retrouve alors une certaine faveur avec les missions diocésaines (5). François Veuillot encouragera ces missions permanentes dans l'Univers :
     "Ces postes de missions semés dans l'immense étendue de la paroisse ouvrière, n'est-ce point la formule nécessaire ? Trois, quatre, ou cinq, ou dix groupes de missionnaires, ancrés sur autant de points... Les missions temporaires, si efficaces qu'elles soient, si indispensables qu'elles resteront, ne peuvent suppléer à la prédication permanente, à la sollicitude ininterrompue des prêtres qui sont toujours là" (6).
     Mais cette formule ne trouvera sans doute pas d'autre application. Soulange-Bodin prévoyait la création d'un troisième pôle missionnaire dans la paroisse, rue des Fourneaux (7), mais ce projet ne verra pas le jour. Quant à Notre-Dame du Rosaire, on sait qu'elle fut érigée en paroisse le 29 juin 1911, environ un an après que Soulange-Bodin eut quitté Plaisance...
Les effectifs
     Pourtant, si Soulange-Bodin se plaint constamment de la taille démesurée des paroisses urbaines, et spécialement dans la périphérie de Paris, Notre-Dame de Plaisance n'est pas parmi les paroisses les plus mal loties. Elle compte, en effet, 37 000 habitants en 1906. C'est énorme si l'on considère que les paroisses parisiennes comptaient, en moyenne, 5 430 habitants en 1802. C'est beaucoup en comparaison des paroisses du centre de la capitale, qui comptent généralement 10 000 à 15 000 habitants. Mais c'est tout à fait raisonnable pour une paroisse de faubourg : Notre-Dame de Clignancourt compte alors 121 000 habitants, et Saint-Pierre du Petit Montrouge, 82 600...
     Notre-Dame de Plaisance Nombre moyen à Paris (8)*
     Nombre d'habitants par paroisse
     1886 26.581 20.706
     1896 35.000 22.880
     1906 37.000 25.829
     Nombre d'habitants pas lieu de culte
     1886 13.290 18.166
     1896 17.500 19.766
     1906 18.500 20.803
     En 1886, Notre-Dame de Plaisance ne compte guère que 6.000 habitants de plus que la moyenne des paroisses parisiennes. Mais sa population augmente beaucoup plus vite que la moyenne, et le différentiel de population s'établit à 11.000 en 1906.
     Cependant, nous ne devons pas oublier que la paroisse est bicéphale; et si l'on rapporte le nombre d'habitants au nombre de lieux de culte, on s'aperçoit que, malgré une évolution défavorable, Plaisance reste mieux lotie que la moyenne parisienne tout au long de la période.
     C'est, en définitive, le nombre moyen d'habitants par prêtre qui permet le mieux de cerner l'encadrement clérical. Or, ce nombre diminue, tandis que le nombre de prêtres affectés à l'église paroissiale ou au Rosaire augmente.
     Nb. de prêtres Nb. moyen d'Hab. Nb. moyen d'Hab.
     dans la paroisse par prêtre à Plai par prêtre à Paris
     sance
     1886 7 3 797 3 845
     1896 9 3 899 4 299
     1906 14 2 643 4 444
     La paroisse semble donc relativement favorisée par rapport à l'ensemble de la capitale, et ceci de façon croissante (9). C'est sans doute ce qui explique que l'abbé Boyreau, qui constate pourtant que "depuis les embellissements de Paris [...] les prêtres et les ressources sont en rapport inverse des besoins de la population" (10), se résolve à demander en 1903 le départ d'un des cinq prêtres du Rosaire, afin d'alléger les charges financières des œuvres... (11)
Les clercs
     La pastorale missionnaire de Soulange-Bodin et sa conception de la vie commune des prêtres supposaient une ardeur et une vocation analogues de ses vicaires. Or, on retrouve précisément chez ces derniers, un itinéraire très voisin de celui de Soulange-Bodin.
     Il s'agit, le plus souvent, de jeunes gens issus d'un milieu aisé, et nommés dans cette paroisse misérable immédiatement après leur ordination. Il suffit, pour s'en convaincre, de feuilleter l'ordodiocésain qui donne pour chaque prêtre, la date de naissance, la date d'ordination et la date de promotion. En 1907, c'est-à-dire dix ans après que Soulange-Bodin eut été nommé curé, les six vicaires dont il avait hérité, en 1897, ont quitté la paroisse; seuls sont demeurés les deux prêtres qui vivaient au Rosaire autour de Soulange-Bodin sans traitement concordataire, les abbés Boyreau et Levivier. Il y a désormais onze vicaires dont trois sont affectés au Rosaire. Tous, sans exception, ont commencé leur carrière dans la paroisse (12). Parfois même, comme dans les cas de Chaptal ou de Gonterot, leur vocation est née alors qu'ils fréquentaient les œuvres en tant que laïcs.
     Leur moyenne d'âge est inférieure à 32 ans : deux seulement ont dépassé 40 ans, mais ils sont venus tardivement au sacerdoce. Si l'on y ajoute Soulange-Bodin (46 ans), Boyreau (48 ans), et Levivier (40 ans), la moyenne d'âge du clergé est de 34 ans et demi. Signalons, à titre de comparaison, que l'âge moyen du clergé de Plaisance s'élevait à 46 ans et demi en 1885, malgré les 23 ans de Soulange-Bodin, et que dans la paroisse voisine de Saint-Pierre de Montrouge, cette moyenne est supérieure à 49 ans et demi en 1907...
     S'ils ont fait leurs premiers pas dans le sacerdoce à Plaisance, ces hommes ont parfois une certaine expérience de la vie, car bon nombre d'entre eux ont fait des études laïques avant d'entrer au séminaire à 32 ans. Boyreau est avocat, et il s'est - un temps - inscrit au barreau de Toulouse. Parmi la génération des jeunes vicaires qui arrivent après 1900 (13), on trouve encore un licencié en Droit, l'abbé Couvrat - Desvergnes, et un médecin, l'abbé Papillon, qui a exercé pendant deux ans avant d'entrer au séminaire. Quant à Jean Viollet, son père a tenu à lui faire suivre des études d'histoire et un stage dans une maison de commerce avant de le laisser entrer à Issy.
     Comme Soulange-Bodin, ces prêtres sont souvent issus de familles fortunées. C'est le cas notamment de Boyreau et de Chaptal. Comme Soulange-Bodin, ils ont souvent des relations brillantes : Chaptal restera lié toute sa vie à Barrère, qui vint plusieurs fois à Plaisance. Plus modestement, Chaptal note que l'abbé Couvrat-Desvergnes, originaire d'une famille de polytechniciens, "a des relations utiles, et [qu'il] il sait s'en servir". Il faut bien, en effet, financer les œuvres sociales, et la générosité des Boyreau ou des Buret qui, à l'instar de leur curé, consacrent leurs revenus personnels aux œuvres, ne saurait y suffire.
     Le nombre, la jeunesse et l'ardeur de ce clergé prouvent, sans doute, que Soulange-Bodin avait su se faire entendre de Mgr. Richard, qui lui donna les moyens de son apostolat. Ainsi, le nomma-t-il chanoine honoraire en mars 1904; mais il accepta surtout de lui adjoindre les vocations qu'il avait suscitées; et il sut lui envoyer des vicaires animés du même esprit missionnaire. Plaisance devait en effet apparaître comme le lieu idéal pour former une nouvelle génération de prêtres spécialement motivés par l'apostolat social. C'est pourquoi Mgr. Amette aimait à dire que Notre-Dame du Travail était une "école normale pour les prêtres des faubourgs" (14).
    
Quelques grandes figures
    
     Si les œuvres du Rosaire et les œuvres de Notre-Dame du Travail sont une création de Soulange-Bodin, elles sont aussi une entreprise collective. Quelques grandes figures méritent des développements plus détaillés.
     L'abbé Emmanuel BOYREAU a déjà une certaine expérience de la vie lorsqu'il rejoint Soulange-Bodin au Rosaire en octobre 1894. Né à Pantin le 3 octobre 1859, il est le fils d'un médecin militaire. Après des études de droit, il obtient une licence en septembre 1882, à 23 ans, ce qui laisse supposer des études sans brio. Il prête alors serment devant la Cour d'appel de Toulouse et commence une carrière d'avocat. Mais un voyage à Lourdes lui révèle sa véritable vocation; et il entre au Séminaire français de Rome.
     A la Grégorienne, il se lie d'amitié avec de jeunes séminaristes étrangers, souvent issus de l'aristocratie ou de la haute société, notamment un futur archevêque de Prague. Ces relations lui donnent l'occasion de voyager en Allemagne et en Autriche pendant les vacances. Il gardera toute sa vie le goôt du voyage.
     Mais surtout son séjour à Rome lui permet de suivre les cours du jésuite Liberatore, le théoricien de la question sociale.
     De retour à Paris, il rencontre Soulange-Bodin et décide de se joindre à la communauté des prêtres des faubourgs (15) mais il n'est pas nommé pour autant vicaire de Plaisance. Il se consacre donc exclusivement au Rosaire, et ne touche pas de traitement concordataire; mais il dispose de revenus personnels importants, qu'il dépense d'ailleurs sans compter pour ses œuvres. Lorsque Soulange-Bodin est nommé curé de Plaisance en 1887, il devient directeur des œuvres du Rosaire dont il assumera seul la pérennité, car leur fondateur se consacrera essentiellement désormais à la nouvelle église paroissiale et au foyer d'œuvres religieuses et sociales, qu'il développe "au Travail", au cœur même de la paroisse. Il dirige donc une sorte de paroisse de fait, qui sera érigée en paroisse de plein exercice en juin 1911. Il en restera curé jusqu'à sa mort le 27 aoôt 1937.
     Comme Soulange-Bodin, Boyreau a fréquenté, dans sa jeunesse, une société brillante et internationale. Il en a gardé des manières distinguées et des goôts aristocratiques. Quand il vient s'installer au Rosaire, 4 Cité Raynaud, suivi de son valet de chambre portant sa valise, le domestique ne peut s'empêcher de lui dire : "Monsieur l'abbé ne restera pas là !
     Comme Soulange-Bodin également, il sait donner de la publicité à ses œuvres et attirer au Rosaire de nombreuses personnalités catholiques : on y voit Lord Halifax, Albert de Mun, Jacques Piou, l'abbé Lemire, le cardinal Mercier, le marquis de Vogüé.
     Sa personnalité, cependant, diffère profondément de celle de Soulange-Bodin. Alors que ce dernier, à en croire Mgr. Chaptal, "n'était pas du tout un théoricien", Boyreau, en revanche était pénétré de l'enseignement de liberatore et de l'encyclique Rerum Novarum, qu'il fit d'ailleurs distribuer au Rosaire et à tous les habitants du quartier. Soulange-Bodin fut tout au plus un sympathisant du mouvement démocrate chrétien; Boyreau par contre fut un militant et participa à divers congrès de la Démocratie chrétienne.
     Contrairement à Soulange-Bodin qui exerçait un certain charisme sur les foules, Boyreau préférait les contacts individuels. Voici ce qu'en dit Henri Rollet (16) :
     "Il avait une action puissante sur les individus; quand il rencontrait quelqu'un d'intelligent, il cherchait à se l'attacher, à l'instruire, à le développer, à l'élever. Mais son action sur les foules était nulle".
     C'est ainsi que dans le noyau ouvrier du Rosaire, il sut éveiller la conscience politique et religieuse de futurs collaborateurs de la Démocratie chrétienne : Perron, Rendu, Georges Houssin notamment. Rollet raconte comment il s'y prenait :
     "Pour donner les cadres aux mouvements ouvriers, il fallut déceler et former une élite. L'abbé Boyreau s'y employa de son mieux, cherchant toujours les garçons les plus intelligents ou les mieux doués, sans s'arrêter à leur forme religieuse. Quand il croyait avoir trouvé un de ces garçons, il l'attirait, l'invitait à dîner le dimanche soir au presbytère, il l'emmenait en vacances à ses frais, et ainsi le formait intellectuellement et religieusement".
     Soulange-Bodin avait donc su trouver un fidèle continuateur au Rosaire. Il ne fut pas moins heureux au "Travail".
     Emmanuel-Anatole (17) CHAPTAL est né à choisy-le-Roi la même année que Soulange-Bodin, le jour de Noël 1861. Il est l'arrière-petit-fils du comte Jean-Antoine Chaptal, le célèbre ministre de l'Intérieur de Napoléon Ier, qui fut ensuite sénateur puis pair de France. Son père fut plusieurs années fonctionnaire en Algérie, avant de rentrer en métropole vers 1860, où il brigue une place de préfet qu'on lui refuse. Déçu, il se lance en politique et devient un Républicain de la veille. Sa mère, d'origine russe, était juive (18), et s'était récemment convertie au catholicisme. Ce détail a son importance, car dans sa jeunesse, Chaptal sera quelques mois en poste à Saint-Pétersbourg; puis après son élévation à l'épiscopat, il aura spécialement en charge les contacts avec les émigrés russes.
     Le jeune garçon fait ses études secondaires au lycée Louis-le-Grand, puis au lycée Condorcet; mais il reçoit cependant une éducation cléricale, car il fréquente les externats de lycéens catholiques associés à ces lycées : l'école Bossuet et l'école Fénelon (19). A Bossuet, il a pour camarade le futur cardinal Baudrillart. A Condorcet, il écrit, nous dit son biographe, des poésies légères; mais il est membre de la Conférence de Saint-Vincent de Paul. Il passe ensuite une licence ès lettres, une licence en droit, et le diplôme de l'Ecole Libre des Sciences Politiques. Mais cette jeunesse brillante est suivie de trois échecs qui marquent profondément le jeune homme.
     Entré dans la diplomatie, le vicomte Chaptal est rapidement nommé attaché à la légation de France à Stockolm, où il est, semble-t-il, très apprécié par le ministre de France, Camille Barrère. Puis il est en poste à Saint Pétersbourg où il reste plusieurs années. Promu secrétaire d'ambassade, il reste peu de temps à Constantinople car il est appelé par Barère, devenu ministre de France à Munich. Il semble que peu après des tensions se fassent jour avec Barrère, et surtout avec l'Administration centrale, où il vient porter ses doléances. N'ayant pas rejoint son poste en temps voulu, il a une vive altercation avec un de ses supérieurs, Paléologue. Il donne alors sa démission.
     1893 constitue une année charnière pour le jeune homme. Il publie les souvenirs de son bisaïeul, et entreprend un semblant de carrière politique. Il se présente en effet aux élections législatives en Lozère, à Florac dont sa famille est originaire, mais où il n'a plus aucune attache réelle. Il se présente sous l'étiquette "républicain"; ce qui n'a rien d'étonnant puisque son père était déjà républicain sous l'Empire. Il n'est donc pas un rallié. Sa profession de foi peut se résumer en deux mots : défense des acquis de la République et réformes sociales. Ces deux thèmes sont d'ailleurs au cœur de la campagne électorale de 1893, mais ils traduisent aussi - au moins en ce qui concerne les problèmes sociaux - l'influence de Léon XIII. Cette profession est tout à fait dans la ligne de ce qu'on va appeler "l'esprit nouveau"; voici comment Chaptal évacue la question religieuse :
     "Je voudrais, tant que la misère économique réclamera toute notre attention, que la religion fôt bannie de la politique. Je voudrais que, dans la vie publique toutes les convictions individuelles fussent respectées, autant qu'elles ne nuisent pas à la liberté commune".
     Mais la candidature du jeune vicomte est tardive, sa connaissance de l'arrondissement nulle, et sa campagne improvisée. Il subit un échec cuisant.
     A ces déconvenues professionnelles et politiques s'a- joute la même année un échec sentimental. Il -Lorme amoureux et forme des projets de mariage; mais il se heurte à un refus de la jeune fille.
     Il semble pourtant que depuis quelques années déjà d'autres préoccupations se soient fait jour. Pendant ses congés, le jeune diplomate fréquentait en effet un cercle de jeunes catholiques sociaux, dont les noms allaient devenir célèbres à la faveur de l'effervescence religieuse de la fin du siècle : Georges Goyau, les frères Jean et Bernard Brunhes, tous trois jeunes normaliens et agrégés, Max Turmann, qui fondera des œuvres dans le XIIIe arrondissement et s'intéressera aux patronages, et l'abbé Félix Klein, dont le nom restera attaché à la question américaniste. Tous ces jeunes gens s'étaient retrouvés autour d'un petit volume collectif publiée chez Le-coffre, et dont le titre indique assez l'orientation de ses auteurs : Du Toast à l'encyclique (20).
     Mais c'est surtout sa sœur, Léonie Chaptal, qui exerce une influence déterminante sur le jeune homme. Frappée par l'encyclique Rerum Novarum et la pensée de Léon XIII, elle a voulu connaître et pénétrer les milieux populaires; et elle apporte son aide à Soulange-Bodin au Rosaire. La rencontre avec Soulange-Bodin a sans doute joué un rôle décisif dans la vocation sociale et religieuse d'Emmanuel Chaptal.
     Lorsque, rempli de dépit par ses déconvenues politiques et sentimentales, il annonce son intention d'entrer au séminaire, sa famille et son ancien directeur de conscience, l'abbé Girodon ne jugent pas sa vocation assez ferme. Mais tel n'est pas le sentiment de Soulange-Bodin. Il conduit donc Chaptal au père Bieil, directeur du séminaire de Saint-Sulpice, qui naguère avait encouragé sa propre vocation sociale. Celui-ci engage Chaptal à entrer au séminaire sans plus tarder. C'est ce qu'il fait dès la fin de 1893.
     Après une première année à Issy, Chaptal revient au séminaire Saint-Sulpice de Paris où Bieil lui permet de faire des séjours plus ou moins longs chez Soulange-Bodin à Plaisance. Et, après son ordination en décembre 1897, Mgr. Richard le nomma sur ses instances vicaire à Notre-Dame de Plaisance.
     Fidèle disciple de Soulange-Bodin, dont il écrira la biographie, il lui succède comme curé de la paroisse en 1910. Le 20 février 1922, Pie XI le nomme évêque in partibus d'Isionda, évêque auxiliaire de Paris. Il est chargé des catholiques étrangers du diocèse, et des chrétiens orthodoxes. Il se consacre alors, jusqu'à sa mort le 26 mai 1943, à la création des très nombreuses paroisses et missions de langue ou de rite étrangers qui ont subsisté jusqu'à nos jours.
    
     Si Jean VIOLLET (21) mérite des développements plus fournis que les autres vicaires qui arrivent dans la paroisse après 1900, ce n'est pas en raison de la durée de son séjour - quatre ans et demi -, ni en raison d'une quelconque admiration pour Soulange-Bodin qu'il n'a peut-être pas éprouvée; mais c'est à cause de sa notoriété future, et c'est aussi parce que le conflit qui l'oppose au clergé de Plaisance permet de mieux cerner la nature des œuvres du Rosaire.
     Né en 1875 d'un père chartiste, professeur de droit et membre de l'Institut, il fait des études inégales au lycée Louis-le-Grand. Sa vocation sacerdotale semble précoce : il veut entrer au séminaire après le baccalauréat. Mais son père lui impose d'étudier auparavant l'histoire de l'Eglise en remontant aux sources les plus sôres en dehors de toute préoccupation apologétique. Puis le jeune homme suit encore des études en Autriche et un stage de quelques mois dans une maison de commerce du Sentier avant d'entrer à Issy. Il est donc familiarisé avec des domaines - la critique historique et l'économie - tout à 'fait étrangers à l'enseignement des séminaires. Il s'entend d'ailleurs mal avec les Sulpiciens, notamment en raison de ses convictions dreyfusardes qui lui attirent déjà des ennuis. Il semble que ses supérieurs n'aient pas souhaité son ordination. Il est pourtant ordonné le 20 octobre 1901, sur l'ordre du cardinal Richard, mais seul et dans la chapelle du Rosaire (22),
     Nommé vicaire à Notre-Dame du Travail, c'est précisément au Rosaire que le jeune prêtre est affecté. Or un conflit violent l'oppose rapidement à l'abbé Boyreau (23). Viollet a mal supporté la vie en communauté, mais trois points suscitent surtout la colère de Boyreau : le dreyfusisme de Viollet, son mépris pour le Cercle des Hommes dont on l'a chargé, et son modernisme. Voici quelques passages, extraits d'une lettre de Boyreau au vicaire général, qui donnent une idée du différend :
     "Chargé du Cercle des Hommes, il ne consentit jamais à s'en occuper, et quand en maugréant il était -présent, c'était pour faire venir des amis à lui, juifs, anarchistes, protestants, dont il s'occupait exclusivement. J'avais cru pouvoir le précéder au Rosaire, car comma séminariste, il avait été d'un caractère assez facile, sauf sur les questions d'exégèse et sur la question Dreyfus, où sa fougue et son esprit de révolte contre toute autorité l'emportèrent beaucoup trop loin. Mais dès qu'il fut prêtre, il n'accepta plus aucune autorité et ne voulut plus en faire qu'à sa tête". et encore :
     "Ayant dô pour la paix de la communauté lui demander de s'abstenir de causer à table de questions philosophiques et exégétiques où MM. Loisy et Baudrillart l'estimaient dangereux et trop avancé, M. Viollet prit le parti de lire à table journaux et revues, arrivant et partant quand bon lui plaisait (24).
     Le nouveau vicaire ne manque pourtant bas de dynamisme; mais il a une conception différente des œuvres sociales. Constatant le faible succès du Cercle des Hommes, et surtout les réticences très vives que suscite son caractère confessionnel (25), il décide de fonder une Association familiale qui sera religieusement neutre. L'association, formée selon la loi 1901, est déclarée dès le 8 septembre 1902, soit moins d'un an après son arrivée à Plaisance. On imagine la réaction que provoqua cette neutralité dans les milieux catholiques. Un des plus virulents détracteurs du catholicisme social, l'abbé Emmanuel Barbier, écrit encore en 1923 :
     "Pas même une allusion au Bon Dieu dans le programme. En revanche, on y accumule les errements du XVIIIe siècle rajeunis par les procédés modernes". (26)
     Or, précisément, la neutralité n'est pas du tout à l'honneur à Plaisance, du moins à partir de 1900, où les œuvres sont devenues tout à fait confessionnelles, et où Soulange-Bodin est par exemple hostile à l'enseignement laïc; en mai et en septembre 1902, le curé de Notre-Dame du Travail publie des Lettres dans l'Echo de Plaisance où il souligne le caractère primordial de l'apostolat religieux, et le caractère purement accessoire de l'apostolat social. Cette association familiale est d'autre part dénuée de toute intention polémique, à une époque où la politique du Bloc raidit Soulange-Bodin dans une attitude de défense religieuse. Constatant le caractère oiseux des débats du Cercle d'Etudes, et la faiblesse du syndicalisme catholique par rapport à ce qu'il appelle la "religion socialiste", Viollet décide en effet de concentrer ses efforts sur la défense de la famille (27). Son association est la première en son genre à Paris. Elle marque surtout le début du long combat de l'abbé Viollet en faveur de la famille.
     Mais l'action de l'abbé Viollet ne s'arrête pas là. En juillet 1902, il fonde la Société du Logement Ouvrier. Il s'agit d'éviter les expulsions et les installations en meublé; c'est pourquoi la société comprend une Caisse des loyers où, chaque semaine, l'ouvrier verse une partie de son salaire; il touche, en contrepartie, des intérêts et une prime. En cas d'expulsion, l'œuvre intervient pour sauver le mobilier. D'abord limitée au XIVe, l'œuvre touche sept arrondissements en 1909 (28).
     Ces deux œuvres, fondées alors que Viollet est encore vicaire de Plaisance, forment l'embryon d'un ensemble beaucoup plus vaste, qui s'installe bientôt 90-92 rue du Moulin-Vert, c'est-à-dire en bordure de la paroisse, mais sur le territoire de Notre-Dame du Travail (29). A cette date, cependant, Viollet n'est plus vicaire de Plaisance. Muté à Saint-Augustin au début de 1906, il passe en fait le plus clair de son temps dans ses œuvres du XIVe, où il revient presqu'aussitôt en qualité de vicaire de Saint-Pierre de Montrouge.
     Pendant cet hiver 1905-1906, il fonde l'Union des Œuvres d'Assistance Privée, et son bulletin, l'Assistance éducative. Ce mouvement se propose de coordonner les œuvres sociales de toutes confessions du quartier (30). Peu après son départ, il semble que Viollet se soit réconcilié avec Boyreau, puisque Boyreau assiste au comité de l'Union. Peut-être le but de cette instance était-il précisément d'éviter qu'un conflit de personnes ou de confession ne dégénère en une fâcheuse concurrence entre les deux œuvres...
     Les laïcs
     Mais quel que fôt son dévouement, le clergé de Plaisance n'aurait pas pu fonder les œuvres du Rosaire, ni celles de Notre-Dame du Travail, sans un appel massif aux laïcs. C'est sans doute sur ce point que Soulange-Bodin s'inspire le plus nettement de la pastorale missionnaire. Dans la conclusion des Lettres à un séminariste, que nous avons déjà citée, il ne manque pas d'invoquer le modèle des Missions étrangères, où les missionnaires s'entourent d'un grand nombre de catéchistes pour mieux encadrer la population; il propose de faire appel "aux jeunes gens si solidement formés par nos grands collèges religieux", ainsi qu'éventuellement "aux personnes pieuses de l'endroit". (31)
     Les laïcs trouvent tout naturellement à s'employer dans les œuvres de charité et dans les œuvres économiques. Mais ce qui est plus nouveau, c'est le recours aux laïcs dans les catéchismes. C'est en effet le seul moyen d'éviter des groupes si nombreux que le prêtre n'a plus aucun contact personnel avec les enfants. Voici en quels termes Soulange-Bodin formule le problème, dans son Rapport sur l'œuvre de Notre-Dame du Rosaire de 1893 (32) :
     "Composés d'enfants ignorants et de forces inégales, groupées quelquefois jusqu'au nombre de trois cents ensemble, ils ne peuvent atteindre suffisamment chacun de ces enfants.
     - - - -
     Nous nous sommes souvenus que notre divin maître ne faisait pas toutes ses prédications par lui-même ni par ses seuls apôtres, mais qu'il se faisait aider dans l'enseignement de l'Evangile par soixante-douze disciples choisis parmi les fidèles. Et nous nous sommes adressés aux personnes de bonne volonté, membres des Conférences de Saint-Vincent de Paul, employés de magasin, étudiants, dames de charité et dames catéchistes, qui nous secondent admirablement dans cet enseignement. Les prêtres oublient trop facilement le parti que l'on pourrait tirer de la bonne volonté des laïcs".
    
     Parmi ces laïcs, les étudiants et les élèves du secondaire jouent un rôle particulier dans les patronages car ils sont jeunes et libres le dimanche. Un grand nombre d'entre eux vient du collège Stanislas, soit en raison de sa relative proximité, soit à cause des liens que Soulange-Bodin a conservé avec son ancien collège. A Plaisance, on les a surnommés les "Sta". Tous ces jeunes gens appartiennent à des milieux aisés, et découvrent ainsi la misère des faubourgs. Certains trouveront là leur vocation, comme Chaptal, Gonterot, ou plus tard le futur cardinal Tisserant (33). Pour les catéchistes, on fait même appel aux meilleurs enfants du patronage; chacun est chargé de suivre de plus près quatre ou cinq enfants plus jeunes (34).
     A vrai dire, la place faite aux laïcs se comprend aisément, puisque les œuvres du Rosaire ont été fondées par une laïque. .C'est en effet autour de l'école de filles fondée en 1885 par Melle ASCHER, au 176 rue de Vanves que se sont constituées les œuvres du Rosaire. Le jeune vicaire Soulange-Bodin y enseigne le catéchisme. Frappé par l'exemple de la vieille institutrice, il emmène les garçons du quartier jouer sur les fortifications le jeudi et le dimanche, pour les soustraire à la rue. Puis il fonde le premier patronage catholique de Plaisance, dans un local contigu à l'école de Melle Ascher, 178, rue de Vanves. Laissons à Melle Chaptal le soin de conter ces temps héroïques :
     "Une admirable femme, trop inconnue et dont le nom mériterait d'être illustre dans le faste de ces quartiers pauvres, s'il y en avait, Melle Ascher s'émut de cet état déplorable. Elle adopta Plaisance pour son champ d'action, elle alla voir ces gens chez eux, secourut leurs malades, instruisit leurs enfants. Il n'y avait pas d'école : aucun local approprié : Melle Ascher, assise sur le trottoir, entourée d'un avide groupe d'enfants, catéchisait, moralisait, morigénait s'il en était besoin, et tout au long se faisait des disciples. Elle était sans fortune, elle quêta pour louer une boutique où faire sa classe [...] On bâtit une école, on ouvrit une chapelle, le groupe connu plus tard sous le nom d'œuvres du Rosaire était fondé.
     Ce fut bien autre chose quand vint s'en mêler un autre agent du bien". (35)
     Et Melle Chaptal d'enchaîner sur les "fortifs", premier patronage de Soulange-Bodin. Si les récits des catholiques sociaux et des visiteurs du Rosaire, tels que Turmann, Tomel, Veuillot, Bergeron ou Melle Chaptal, se ressemblent souvent, c'est peut-être à propos de Melle Ascher que ces textes forment le corpus le plus homogène. Ils se livrent tous à de semblables effusions hagiographiques, favorisées d'ailleurs par la mort de Melle Ascher en 1895.
     Cet épisode montre assez que le rôle des laïcs à Plaisance n'est pas nécessairement subalterne. Ceux-ci peuvent véritablement faire preuve d'initiative, comme le prouve l'histoire de Léonie CHAPTAL, qui fonde ses premières oeuvres hygiénistes dans la mouvance des œuvres de Notre-Dame du Travail (36).
     Pendant une dizaine d'années, elle observa son frère, elle apporte son concours à Soulange-Bodin. Puis, le 15 octobre 1900, elle ouvre le premier dispensaire antituberculeux du quartier (37), qui s'installera définitivement à deux pas de la nouvelle église, dans l'ancienne boutique d'un marchand de vin (38), au 63 rue Vercingétorix. Comme les autres œuvres, celle-ci est fondée grâce à un don anonyme, et à un personnel largement bénévole (39).
     A l'instar de Calmette, directeur de l'Institut Pasteur
     Lille, Melle Chaptal ouvre en 1903 la seconde buanderie mécanique de France, rue Guilleminot. Il s'agit d'une annexe du dispensaire, destinée à prévenir la contamination qui résulte du blanchissage en commun du linge des tuberculeux et de celui des gens sains.
     C'est que Melle Chaptal est surtout préoccupée de prévention. L'Assistance Maternelle et Infantile de Plaisance, qui ouvre le 14 janvier 1901, est une œuvre animée du double souci de défense de la famille et d'hygiénisme. Une fois de plus, Melle Chaptal a eu recours à des dons, à la générosité d'un médecin philanthrope. Il s'agit de consultations gratuites des femmes enceintes et des nourrissons, complétées par les conseils de Melle Chaptal sur les soins à donner aux nourrissons. L'œuvre propose enfin des gardes à domicile et des aides-ménagères pendant les couches, elle effectue des visites à domicile pour s'assurer du respect des règles d'hygiène.
     Les considérations morales de défense de la famille se mêlent encore au souci hygiéniste dans son action en faveur du logement ouvrier. Dès 1901, elle achète un hôtel meublé en face du presbytère, "particulièrement insalubre matériellement et moralement (40). Elle en expulse les locataires; et elle l'assainit méthodiquement, grâce aux conseils du docteur Roux, directeur de l'Institut Pasteur, et d'A.J. Martin, chef de service de l'assainissement de la Ville de Paris (41). Un peu plus tard, elle fait de même avec deux maisons insalubres, et constitue, grâce à ces immeubles la Société Anonyme des logements de Plaisance, au capital de 90.000 francs, porté ensuite à 175.000francs. Ce chiffre est loin d'être négligeable, et il montre assez la fortune de Melle Chaptal et de ses bienfaiteurs, car la société ne verse que 2,5% de dividendes. Les loyers vont de 200 à 320 francs, ce qui est peu pour la taille des appartements. Ceux-ci ont en effet été conçus en priorité pour les familles nombreuses.
     Melle Chaptal fonde encore une section de la Ligue nationale contre l'alcoolisme, dont la "Roulotte" va vendre des boissons hygiéniques à bon marché à la sortie des usines. Mais la grande œuvre de Melle Chaptal, celle qui assurera sa notoriété, c'est l'école d'infirmières de Plaisance. En 1902, elle a suivi les cours d'infirmières de la Ville de Paris, et passé, avec succès, l'examen final. Elle est frappée par l'influence de l'anticléricalisme dans l'intérêt nouveau pour la formation des infirmières (42). C'est pourquoi, dans son école qui ouvre ses portes le ler juin 1905, le recrutement se fait par relations. Melle Chaptal veut en effet des jeunes filles capables de s'approcher de l'idéal qu'elle se fait de la profession, des jeunes filles qui, sans avoir la vocation religieuse, aient "celle du dévouement" (43). L'école n'est pourtant pas confessionnelle, puisqu'elle fonctionne les deux premières années grâce à un don de la baronne James de Rothschild, et à l'aide efficace de sa marraine, Mme Hypollite Taine. La formation des infirmières s'achève cependant par un "stage social" dans une des œuvres de Plaisance.
     L'œuvre de Melle Chaptal ne s'arrête pas là, bien au contraire, mais après 1910, son œuvre dépasse très largement le cadre de Plaisance; elle joue un rôle de plus en plus officiel dans diverses instances professionnelles, commissions, ou congrès internationaux.
     Le rôle important laissé aux laïcs s'explique parfois par leur origine sociale, comme le futur marquis de Vogué (44), mais il illustre surtout un trait caractéristique de l'esprit de Rosaire et du Travail, et qui est également très accusé dans les œuvres d'éducation • le souci de stimuler l'esprit d'initiative et le sens des responsabilités. Ces deux qualités étaient d'autant plus essentielles pour les collaborateurs de Soulange-Bodin, que celui-ci se reposait entièrement sur eux après avoir créé une œuvre nouvelle. Voici ce qu'en dit un de ses vicaires, l'abbé Buret, dont H. Rollet a recueilli le témoignage :
     "Il créait... puis quand l'œuvre lui paraissait bien partie, il passait la main au collaborateur de son choix, ecclésiastique ou laïc et lui laissait toute liberté pour agir. Tout ce qu'il demandait en effet c'était de l'action. La soif de l'action était la base même de sa nature (45).
     Cette soif d'action explique la variété et le nombre des œuvres que Soulange-Bodin fonda autour de Notre-Dame du Rosaire, et, dans une moindre mesure, autour de Notre-Dame du Travail.
    
- - - - -Notes - - - -
(1) Le départ de Soulange-Bodin posera des problèmes financiers au Rosaire, et sera à l'origine d'un différend avec le nouveau directeur, l'abbé Boyreau.
Soulange-Bodin avait en effet un assez gros traitement en qualité de second vicaire (3000 F), et des revenus personnels substantiels (7000 F), qui sont perdus pour le Rosaire. Mais surtout, il a besoin d'argent pour fonder de nouvelles œuvres au nord de la paroisse, et construire la nouvelle église Notre-Dame du Travail. Il va donc s'adresser à ses bienfaiteurs habituels qui, le plus souvent, penseront donner pour les œuvres du Rosaire, d'autant qu'on appelait souvent celles-ci "œuvres de Plaisance", et que Soulange-Bodin en reste le curé...
Ce différend explique les lettres que Boyreau envoie au vicaire général le 30 mars 1903, ou au cardinal le 14 février 1903 et le 29 novembre 1904.
Ces lettres donnent des détails sur la situation financière du Rosaire, son statut, et le malentendu avec Soulange-Bodin. Boyreau réclame une augmentation de la subvention, et une lettre circulaire du cardinal, pour recommander ses quêteurs.

(2) Cité par F. Veuillot, Apostolat social : les œuvres du Rosaire..., p. 41,
On n'a malheureusement pas retrouvé la brochure elle-même.

(3) Lettres à un séminariste, IIIe partie, lettre I. Toute la lettre développe cette formule; et L'Echo de Plaisance, nº 2, mars 1897.
(4) Même réf., IIIe partie, lettre III "Les points de contact".
(5) Les deux formules ne sont d'ailleurs nullement incompatibles. Une mission diocésaine fut prêchée à Notre-Dame du Rosaire, en 1899. Une autre, à Notre-Dame du Travail, en mai 1903. Mais ce genre de manifestation était sans doute conçu plutôt comme une sorte de temps fort de la vie paroissiale, en présence du nonce apostolique et du cardinal Richard, que comme une mission capable de ramener vers l'église, les populations qui s'en étaient détournées. La Semaine religieuse, 4 novembre 1899, p. 558 et L'Echo de Plaisance, mai 1903.

(6) "Un curé de faubourg", L'Univers, 8 décembre 1897.
(7) Cf. L'Echo de Plaisance, juillet 1897.

(8) Toutes les moyennes parisiennes sont tirées du livre d'Yvan Daniel, L'Equipement paroissial d'un diocèse urbain : Paris 1802-1956, Editions ouvrières.
Rappelons que pour 1906, le père Daniel détermine la population de chaque paroisse à partir de l'ordre diocésain.

(9) Plaisance ne mérite donc pas d'être citée en exemple de sous-encadrement clérical, comme c'est le cas dans F. Lebrun (div.), L'Histoire des Catholiques en France du XVe siècle à nos jours, Privat, Toulouse, 1980 (2e édition, Coll. Pluriel, p. 421.)

(10) Lettre de Boyreau à l'archevêque du 27 octobre 1897 sur les progrès de la pratique religieuse au Rosaire et les besoins de la communauté (Archives diocésaines).
(11) Lettres de Boyreau à l'archevêque du 14 février 1903 et du 20 mars 1903. Soulange-Bodin en est lui aussi réduit à demander le départ de deux vicaires dans la lettre qu'il adresse à l'archidiacre, avant la visite pastorale de 1905 (Archives diocésaines).

(12) L'année même de leur ordination ou bien un an plus tard.

(13) Tous les renseignements sur ces jeunes vicaires sont tirés de cinq notes, envoyées par l'abbé Chaptal à l'archevêque le 20 juin 1918, sur ses plus anciens collaborateurs. Il s'agit peut-être d'éclairer le cardinal dans le choix de son successeur à la cure de Notre-Dame du Travail. Ces notes concernent les abbés Papillon, Couvrat-Desvergnes, Perrin , Fouquet et Buret (Archives diocésaines).

(14) La Semaine religieuse, 1925, p. 982. Dans le livre de Mgr. Chaptal, cette expression devient "école de formation pour les prêtres des faubourgs", op. cit., p. 94.

(15) Il rentre en France en 1892, mais il n'arrive au Rosaire qu'en 1894. Que fit-il entre temps ? Comme décida-t-il de rejoindre les prêtres du Rosaire ? La rencontre avec Soulange-Bodin fut-elle décisive ? Autant de points qui restent à éclaircir.

(16) L'Action sociale des catholiques en France, T. 1, Boivin, p. 543 à 551. Tout ce qui concerne la personnalité de Boyreau en est tiré. L'auteur, qui a recueilli des témoignages et qui a probablement connu Boyreau puisque dès son enfance il fréquentait les œuvres de l'abbé Viollet (cf. H. Rollet, Jean Viollet, p. 39-40), donne des renseignements beaucoup plus intimes que la rubrique nécrologique de La Semaine religieuse.

(17) Le prénom usuel était Anatole dans son enfance, puis Emmanuel par la suite.

(18) Ce que la chronique nécrologique de La Semaine religieuse parue en 1943, omet soigneusement de mentionner.

(19) Rappelons que l'école Bossuet a été créée à la fin du Second Empire par l'abbé Thénon, normalien et agrégé, pour apporter une éducation catholique aux élèves de Louis-leGrand, à une époque où les familles bourgeoises y envoient de plus en plus volontiers leurs enfants. On parle d'externat car les élèves suivent toute leur scolarité au lycée; mais on peut y être interne ou externe. En tout état de cause, les études, les repas et l'éducation religieuse ont lieu à Bossuet.
L'école Fénelon fut fondée sur le même modèle, pour Condorcet un peu plus tard par l'abbé Girodon. Ces deux prêtres furent les directeurs de conscience du jeune Chaptal et ils exercèrent sur lui une influence durable, si l'on en croit le discours qu'il prononça après son sacre. Cf. Chanoine P. Boisard, Mgr. Chaptal, évêque d'Isionda (1861-1945), Flammarion, 1945.

(20) Voici en quels termes Mgr. Chaptal évoque l'influence de Léon XIII sur sa vocation, dans le discours qu'il prononça le jour de son sacre :
"C'est le grand pape Léon XIII, ouvrant toutes grandes les portes de l'Eglise aux ouvriers, aux démocraties, aux nations, qui m'enchanta".
P. Boisard, op. cit., p. 124-125.

(21) On trouve parfois l'orthographe VIOLET.

(22) Viollet avait fréquenté les œuvres du Rosaire pendant qu'il était au séminaire, ce qui prouve bien que sa vocation sociale s'est affirmée en même temps que sa vocation religieuse.
Cf. Lettre de Boyreau au vicaire général en date du 2 décembre 1905 (Archives diocésaines).

(23) Henri Rollet, son biographe, n'en dit pas mot, et présente au contraire son séjour au Rosaire comme une école irremplaçable où Viollet a pu trouver, en la personne de Boyreau et de Soulange-Bodin, des modèles à imiter.
Henri Rollet, Jean Viollet, Homme de l'avenir, Beauchesne, Paris, 1978.

(24) Lettre de Boyreau au vicaire général du 2 décembre 1905. Les archives diocésaines ont conservé une bonne dizaine de lettres relatives à ce conflit : de Boyreau à l'archidiacre, de Viollet à l'archidiacre, de Boyreau à Viollet transmises à l'archidiacre par ce dernier, et enfin une lettre de recommandation en faveur de Viollet écrite par un de ses cousins. Viollet devait en effet avoir des relations, puisque Boyreau se plaint à l'archidiacre que son vicaire répond, narquois, à ses réprimandes qu'il ne peut rien contre lui et n'obtiendra pas son départ. L'archevêque accèdera pourtant aux vœux de Boyreau, et Viollet quitte le Rosaire à la fin de 1905... Dans les premiers jours de 1906, il est nommé à Saint-Augustin.

(25) Viollet s'est expliqué longuement sur ce point dans une conférence donnée à Vitry, et dont Rollet reproduit de longs extraits dans la biographie de l'abbé. Celui-ci déclare notamment : "[...] si j'avais voulu les réunir dans l'œuvre confessionnelle, leur âme se serait immédiatement fermée : elle aurait été comme gênée : "je vais chez les curés". Et je vous prie de croire que l'on n'aime pas, dans le peuple, avoir l'air d'être conduit par les curés". (op. cit., p. 36).

(26) Abbé E. Barbier, Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France du concile du Vatican à l'avènement de S. S. Benoît XV, Bordeaux, 1923, Tome IV, p. 508. L'abbé Barbier consacre trois pages entières à fustiger les œuvres non confessionnelles de Viollet. Il s'en prend notamment à trois articles de Viollet, parus dans les derniers mois de 1907, dans Le Bulletin de la semaine, où l'auteur défend la non-confessionnalité et l'œcuménisme.

(27)"Après six mois d'études, nous avons tiré nos conclusions. Nous ne pouvions guère nous occuper de la question professionnelle : elle est trop vaste, trop loin de nous". Conférence de Vitry in Henri Rollat, Jean Viollet, p. 37.

(28) A partir de 1904, il existe également une Caisse des loyers 36, rue Guilleminot, c'est-à-dire au presbytère de Notre-Dame du Travail. S'agit-il d'une succursale de l'œuvre de Viollet, ou bien au contraire d'une œuvre concurrente suscitée par Soulange-Bodin ?

(29) La rue Didot formait alors la frontière entre les deux paroisses.

(30) On y trouve notamment les œuvres protestantes de l'Abri, ce qui scandalise l'abbé Barbier (op. cit., Tome IV, p. 508).

(31) Soulange-Bodin lance par exemple un appel aux fidèles de sa paroisse dans L'Echo de Plaisance, en octobre 1902.

(32) op. cit., p. 12 et 13.

(33) Il aidait au patronage des garçons en 1907-1908. cf. La Semaine religieuse de Paris, 1938, p. 244.

(34) Cf. Veuillot, Apostolat social. Les œuvres du Rosaire, p. 143-145. On notera le souci, caractéristique, de développer le sens des responsabilités chez les jeunes enfants.

(35) La Revue hebdomadaire, 15 mai 1904.

(36) Toutes les œuvres de Melle Chaptal sont, par exemple, recensées dans le nº spécial de l'Echo de Plaisance qui chaque année, en novembre, dresse l'inventaire des œuvres de Notre-Dame du Travail (mais non des œuvres du Rosaire). Mais il ne s'agit pas vraiment cependant d'œuvres paroissiales. Il n'en sera donc plus question dans le chapitre suivant.

(37) Il existait déjà un dispensaire généraliste, affilié à la Société philanthropique et tenu par les sœurs garde-malades à quelques centaines de mètres de là, rue Crocé-Spinelli.

(38) Tout comme naguère l'école de Melle Ascher.

(39) En 1908, cependant, cette formule s'avère par trop artisanale et Melle Chaptal - qui a déjà fondé deux autres dispensaires à Javel et à La Villette - signe un accord avec l'Assistance Publique. A cette date, le dispensaire quitte donc peu à peu la mouvance de Notre-Dame du Travail.

(40) Cité in H. Rollet, L'Action sociale des catholiques..., T. 2, p. 158..

(41) Melle Chaptal décrit longuement ces principes dans son article de La Revue hebdomadaire : bois de tek dans les chambres, et carrelage dans les autres pièces, en dénivelé et avec une bouche pour l'écoulement des eaux après le serpillage, fenêtres nombreuses et vitres perforées dans la cuisine, eau courante et gaz, etc. (15 mai 1909).

(42) Cf. son article dans La Revue des Deux Mondes, janvier 1904.

(43) Témoignage oral de la première élève, Melle Fumay, recueilli par H. Rollet, in L'Action sociale... , T. 2, p. 157.

(44) Cf. Mgr. Chaptal, op. cit., p. 44.
(45) H. Rollet, L'Action sociale, T.1., p. 550.

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mise a jour le 9/12/2011