L’Abbé Soulange-Bodin et l’architecte Astruc

     Au début de 1897, un tract de 4 pages, intitulé : "Appel aux catholiques de France pour l'érection d'un sanctuaire à Notre-Dame du Travail" a été répandu au moins dans la capitale. En province, nous l'ignorons. Or il ne doit pas être le premier, puisqu'il est fait ici état d'une souscription qui a déjà rapporté 287.018 francs 17 centimes, somme assez considérable.
     Le signataire, l'Abbé SOULANGE-BODIN, est très explicite dans son projet qui dépasse de loin la simple érection d'un nouveau sanctuaire paroissial. Il se propose en effet d'unir sur le terrain de la religion les travailleurs de toutes les classes. Ceci à Paris, parce que cette ville est justement considérée comme le centre du travail et de l'industrie, et dans le faubourg de Plaisance exclusivement peuplé d'ouvriers.
     L'église, dédiée à Notre-Dame du Travail; sera moderne. En pierre à l'extérieur, mais de fer à l'intérieur. Nos ancêtres n'avaient que la pierre et plantaient d'énormes piliers empêchant de voir l'autel et la chaire. Nous aurons désormais de légères colonnes de fer qui se termineront en fines nervures, comme les feuilles d'un palmier.
     Les travaux devant être terminés en 1900, il faut qu'en venant à l'Exposition Universelle, les travailleurs des deux mondes puissent venir prier dans le sanctuaire de la Vierge du Travail. Or, le chantier est ouvert depuis 5 ans, nous y reviendrons, et avec un projet qui ne ressemble en rien à celui qui a été réalisé. Nous ne connaissons pas ce premier architecte ; aucune revue professionnelle ne le mentionne.
     Second mystère pourquoi l'architecte ASTRUC fut-il choisi et quelle est la personnalité de ce bâtisseur Nous n'en savons pas plus sur lui que s'il s'agissait d'un maître roman ou gothique. Voici les éléments sûrs dont nous disposons actuellement :
     Jules Godefroy ASTRUC est né à Avignon le 11 Novembre 1862, d'un père architecte. Entre autres ouvrages, ce praticien serait l'auteur de la façade de l'Hôtel de Ville de la Cité des Papes, qui date de 1854. Signalons que le patronyme d'ASTRUC fait partie des noms de famille juifs portés à Avignon et dans le Comtat Venaissin depuis le XVIIème siècle.. Le père d'ASTRUC mourut en 1876 et nous savons que Jules Godefroy fut dispensé du service militaire comme fils de veuve.
     En 1881, il a 19 ans, nous le trouvons, comme son père trente-cinq ans plus tôt, inscrit à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris et il est diplômé normalement en 1889. Il n'a pas concouru pour le Prix de Rome, qui était alors l'ambition suprême de tous les bons sujets, mais il a été l'élève de Victor LALOUX, auteur de la gare de Tours et de la gare d'Orsay, un fanatique de l'éclectisme, qui savait se servir du fer.
     Nous savons encore qu'ASTRUC fut architecte voyer du 5ème arrondissement, un poste d'une relative importance, qu'il construisit des chapelles, des châteaux, des écoles, des maisons particulières, sans plus de précisions, et qu'il fut également l'auteur de l'Eglise Saint Hippolyte (1909-1911 et 1922-1924), Avenue de Choisy, un pastiche néo-médiéval, cette fois entièrement en pierres. L'industriel Panhard, qui paya cet édifice, s'était montré moins moderne que le Curé SOULANGEBODIN. C'est peut-être à l'occasion de cet édifice, qu'ASTRUC fut fait chevalier de l'Ordre pontifical de Saint Grégoire. ASTRUC serait mort en 1935, mais la date de 1955 a été également avancée. Bref, un personnage pour le moment très flou que nous devons juger sur pièces et, en particulier, pour Notre-Dame du Travail, puisqu'il n'existe aucune trace de correspondance entre l'architecte et son commanditaire.
     Elle serait certainement très éclairante, car nous en saurions davantage sur le projet primitif qui donnait dans le grandiose ; le dôme du Palais des Beaux-Arts de l'Exposition de 89 avait été pris pour modèle. Il a fallu renoncer à rivaliser avec le Sacré-Coeur de Montmartre (une idée de SOULANGE-BODIN ?) pour des raisons évidentes d'économie. Mais les travaux avaient été entrepris dès 1892 et il fallait en particulier soigner les fondations. Nous sommes ici sur une masse calcaire qui fut exploitée complètement, comme c'est souvent le cas dans ce quartier.
     Il était impensable, au moment de l'implantation de cet édifice, qu'il ne se rattachât pas à un modèle traditionnel, au moins dans le vocabulaire formel du porche dont nous préférons ne rien dire, encore que DE BAUDOT, à Saint-Jean de Montmartre (Place des Abesses) à ce moment même en cours de construction, ait su habilement le renouveler avec les précautions d'usage. Il s'agit donc d'une façade en pierre de taille et, comme à cette époque la science de ce matériau n'est pas encore perdue, nous pouvons préciser que le soubassement est en Comblanchien, l'élévation partie en Euville, partie en demi-rock.
     Les murs latéraux, les contreforts, les murs du presbytère sont en moellons provenant en grande partie de la démolition de l'abattoir de Grenelle (en bordure de l'actuelle place de Breteuil. C'est là que se 'trouvait le fameux puits artésien). Les murs élevés de la grande nef sont en briques de Bourgogne portées par un pan de fer. Entre les montants verticaux de cette structure métallique, on a encastré des vitraux.
     L'intérêt de l'édifice réside évidemment dans la charpente métallique. Elle a été réduite au minimum pour ne pas charger les murs et porter une toiture légère faite de chevrons, de parquet à taquette et de tuiles à emboîtement. Le fer a été cintré suivant la forme traditionnelle des arcs, accentuant ainsi la ressemblance avec une voûte canonique et évitant une ressemblance trop marquée avec les constructions civiles ou industrielles.
     Personne ne parle jamais de la décoration intérieure des murs de Notre-Dame du Travail, et pourtant elle ne ressemble à aucune autre, si on excepte Saint-Jean de Montmartre, que nous considérons un peu comme sa soeur. Or, ces guirlandes, si bien restaurées aujourd'hui, appartiennent à l'Art Nouveau, ce mouvement qui bat son plein justement à cette période et qui verra le triomphe de l'architecte GUIMARD avec ses édicules du Métro. L'Art Nouveau, très marqué par l'influence de VIOLLET-LE-DUC, se propose, entre autres visées, de réconcilier l'art avec la nature dans l'esprit gothique. Cette invasion de fleurs de notre pays, rien à voir avec les lauriers et les feuilles d'Acanthe de l'Antiquité, que nous voyons ici, reflète un idéal esthétique voulant faire bon ménage avec les matériaux nouveaux.
     Et nous devons dire encore un mot à propos du béton, un matériau suspect au début du XXème siècle et que les professeurs de l'Ecole des Beaux-Arts méprisent totalement. Il a été aussi employé à Notre-Dame du Travail, décidément à la pointe de la modernité. Non pas dans la nef, car on n'aurait pas pu, à cette époque, la chauffer avec les moyens dont on disposait, mais dans le presbytère, où tous les planchers et les escaliers du sous--sol sont' en ciment armé.
     Injustement méconnue, Notre-Dame du Travail a, non seulement dans l'histoire de l'Eglise de France, une signification que des voix plus qualifiées que la nôtre viennent de dégager, mais elle représente aussi, dans l'histoire de l'architecture, un véritable modèle qui n'a malheureusement pas eu d'imitations. Analyser les raisons de cet échec nous conduirait trop loin.
     Admirons aujourd'hui cette rare tentative de réconcilier l'art et la religion, si éloignés à la fin du 19ème siècle, en même temps que l'art et le peuple, encore une marque du génie de SOULANGE-BODIN.
     R.-H. GUERRAND - Professeur à l'Ecole d'Architecture de Paris Belleville

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mise a jour le 23/10/2007