Si Lutèce a perdu son nom pour celui employé par les Romains, « a Cité des Parisiens » (civitas Parisiorum), Paris reste une ville très secondaire, qui se retire à l'abri de murailles édifiées avec les débris des palais romains, dans l'île de la Cité, pour se protéger du flot incessant des Barbares. Les rois mérovingiens la délaissent, sinon Clovis qui se fait enterrer dans la plus ancienne des abbayes, St-Pierre et St-Paul (future abbaye Ste-Geneviève, actuel Lycée Henri-IV), bâtie vers 500... avec notre pierre des catacombes. De même notre plus ancienne église conservée, St-Julien-le-Pauvre, bâtie près du Petit Pont (pour les passeurs et les voyageurs de la route) en 587... Les Carolingiens à leur tour délaissent aussi Paris et ils en sont punis (le centre de leur vaste Empire oscille vers le N.-E. de Noyon à Aix-la-Chapelle...), car la petite ville, ne pouvant compter sur eux pour résister aux pillards normands venus par le fleuve, se plaça sous la direction de l'évêque et du comte de Paris, d'où une nouvelle dynastie, celle des Capétiens, va sortir à la tête d'un domaine bien modeste, s'étirant de la Seine à la Loire, mais c'est le berceau de la vraie France...
Et ce sera seulement le deuxième de ces rois capétiens, Philippe Pr, qui choisit délibérément en 1060 Paris pour sa résidence principale {qui aurait pu aussi bien être Orléans) et qui en fait ainsi, sans le savoir notre future capitale : il n'y a donc pas même 900 ans que Paris est une capitale...
Notre arrondissement restait toujours une lointaine campagne animée seulement par les paysans, les meuniers, les carriers et les marchands le long de la route, mais les uns et les autres jouent un rôle éminent au service de la ville.
La belle pierre de ces faubourgs continuait à être exploitée pour toutes les constructions, d'abord celles des grands domaines monastiques, les abbayes de SAINT-VICTOR, vers le jardin des Plantes actuel, de SAINT-MARTIN-DES-CHAMPS sur la route du Nord passé le fleuve (en 1607), de SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS (en 1245) ; NOTRE-DAME elle-même (1257) est faite de notre pierre, comme la grosse Tour de l'Abbaye du Temple en 1306 et SAINT-SÉVERIN en 1347. Plus près de nous, vers le Val-de-Grâce actuel, un petit monastère se construit et qui porte déjà le nom de NOTRE-DAME-DES-CHAMPS : que de vocables champêtres ! Entre les deux « monticules » de Sainte-Geneviève et du Montparnasse, se dessine un doux vallon dénommé « la Vallée Verte » (vallis viridis), où, sur l'emplacement actuel du Lycée Montaigne et des serres du Luxembourg, Robert le Pieux, vers l'an 1000, construit une maison de plaisance fortifiée de 8 tourelles, le célèbre CHATEAU DE VAUVERT qui, abandonné après des années de famines et de brigandages (1031-34) n'est plus hanté que par des vagabonds et des revenants, éclairé la nuit de lueurs sinistres, d'où l'expression des citadins d'alors « allez au diable Vauvert » pour envoyer quelqu'un au bout du monde ! Saint Louis en 1258 transformera ces lieux si mal famés en les donnant aux CHARTREUX, qui en feront un beau domaine, utilisant jusqu'aux carrières comme caves pour leur liqueur.
Avant d'être ce grand saint, Louis IX enfant fit son entrée dans sa Capitale en passant sur notre route, venant d'Espagne sous la conduite de sa mère Blanche de Castille.
Cette route d'Orléans, l'ancienne voie romaine, via inferior ou d'Enfer, connut alors un grand trafic commercial : elle apportait à Paris les charrois de BLÉS des riches terroirs tout proches, et aussi les VINS de la Loire : deux marchandises essentielles qui, avant d'entrer dans la ville, sont entreposées dans notre futur quartier. Les carriers, et tailleurs de pierre — dont le métier donne, paraît-il, grand soif — prélevaient au passage un peu de ce vin plus appréciable que celui des coteaux de Bagneux !
Les marchands de vins « en gros » s'intéressaient à d'autres clients ! Mais ils en trouveront encore sur place, auprès des MEUNIERS, tenanciers de buvettes ! Car le futur 14° se hérisse d'une quantité de MOULINS A VENT animés par l'air de nos plateaux : l'invention a été rapportée d'Orient par les Croisés en 1105. Il dut y en avoir bien plus de vingt (18 encore sur un plan daté de 1780), aux noms pittoresques : le Moulin DE BEURRE, le Moulin DU BEL AIR (boulevard Jourdan), DE LA CITADELLE (angle rue Sophie-Germain), LE MOULIN VERT, LE MOULIN DE MOQUE-SOURIS ou Grand Moulin (74, rue de la Tombe- Issoire), disparu seulement en 1912, le MOULIN NEUF (impasse Cœur-de-Vey), enfin ce MOULIN D'AMOUR, construit en 1191 à l'emplacement de l'actuelle Piscine d'Orléans (26-28, avenue du Général-Leclerc), en surélévation sur une butte sans doute très exposée aux assiégeants, qui l'incendièrent au moins trois fois (les Anglais en 136o, les Impériaux en 156o, l'armée de Henri IV en 1593), mais dont les fondations, avec de belles voûtes en plein cintre du pur XII° siècle, ne furent démolies qu'en 1926, dix ans après le Moulin lui-même, quand on bâtit le square Henri-Delormel...
Un seul vestige est encore debout (à l'angle du cimetière Montparnasse, près l'avenue du Maine) ; c'est la tour couverte de lierre, du « Moulin de la Charité » (parce que les frères de la Charité l'avaient acquis en 165o) et que l'on surnomma peu après le MOULIN MOLINISTE parce que les élèves du Collège Louis-le-Grand, tenu par les Jésuites, disciples du théologien espagnol Molina, s'y rendaient en promenade, tandis que les élèves du Collège des Oratoriens, accusés de jansénisme, allaient se promener un peu plus loin jusqu'au MOULIN JANSÉNISTE sur le chemin de Vanves (à l'angle de la rue Raymond-Losserand et de l'avenue du Maine).
Avant de devenir buts de promenades, emblèmes théologiques ou enseignes de guinguettes, tous ces moulins du 140 assumèrent une fonction industrielle très importante pour le Paris d'alors : la transformation des blés d'Ile-de-France en bonne farine, fonction assumée maintenant par les Grands Moulins de Corbeil ou de Pantin...
Enfin, au Moyen Age, notre terroir laborieux et industrieux, avec ses moissons et ses vignes, ses carrières et ses moulins, voyait se transfigurer chaque année sa grande artère, l'ancienne Voie de Lutèce à Genabum (Aurélianum) ou Pavé d'Orléans, en GRAND CHEMIN DE SAINT-JACQUES, qui conduisait des foules accourues de toute l'Europe vers le tombeau de Saint Jacques le guérisseur, à Compostelle en Espagne. Partant du fleuve, la rue Saint-Jacques sort de la ville par l'enceinte de Philippe-Auguste (1190-1220) à la croisée actuelle de la rue des Fossés-Saint-Jacques (près du Panthéon) pour devenir le chemin du Faubourg Saint-Jacques ; les pèlerins ou « Jacquaires » .à chaque « Pâques fleuries » partaient de l'église Saint-Jacques de la Boucherie (dont il ne reste que la Tour près du Châtelet), étaient acclamés tout le long de cette grande rue en commençant leur longue pérégrination d'une dizaine de mois avec autant d'enthousiasme que les Croisés de Terre Sainte...
Au retour, ils sont accueillis à l'Hospice Saint-Magloire, près SAINT-JACQUES-DU-HAUT-PAS (en haut du Pavé d'Orléans), restaurés et nettoyés, puis tout le monde accourt à leur rencontre pour toucher leurs vêtements, surtout ceux des miraculés. Un sourd, guéri par le Saint, en entendant jacasser sa femme, était prêt, dit-on, à repartir pour obtenir de recouvrer sa surdité...
C'est probablement à ces pèlerins que notre rue de la TOMBE-ISSOIRE doit son nom assez mystérieux ; ici se place notre chanson de geste (car le 14e a la sienne comme la Chanson de Roland !) sur la légende du géant Isoré vaincu en combat singulier par un adversaire audacieux (on reconnaît le thème biblique de David et Goliath). Cette chanson du XII° siècle, oeuvre du trouvère Raoul de Presles, relatait à sa façon un souvenir historique déjà vieux de plus d'un siècle et rapporté par le chroniqueur Richer : le siège de Paris, abandonné par le roi Lothaire et défendu par Hughes Capet contre Othon II, empereur germanique, en 978, se serait terminé par un combat singulier entre un géant saxon et un Français, Yves, qui en sortit victorieux. Dudon de Saint-Quentin relate l'affaire autrement : c'est en 946 que le géant, neveu de l'empereur Othon, aurait péri au siège de Paris, devant la porte Beauvoisine, donc sous les murs Nord. Le trouvère du XII° siècle donne une troisième version très enjolivée : Paris étant assiégé devant Montmartre par un roi barbare et païen de Coïmbre, dénommé le géant Isoré, à l'appel du roi Louis, Guillaume d'Orange-au-court-nez sort de sa retraite monacale de Provence pour rencontrer à l'aube le géant, dont il tranche la tête, qui est portée au roi Louis, tandis que le corps, long de 20 pieds, est enterré sur place, en un lieu désigné au XIII° siècle dans un fau- bourg de Paris u Sepulcrum Isoretiu.
Pourquoi contre toute vraisemblance, cette tombe d'Isoré a-t-elle été localisée sur notre route du Sud ? Je me l'explique ainsi : les pèlerins de Compostelle connaissaient cette célèbre chanson de geste diffusée par l'Hospice de la Commanderie de Saint-Jean de Latran (qui se trouvait à l'angle de l'avenue du Parc Montsouris et de la rue de la Tombe-Issoire) où ils étaient rassemblés avec des jongleurs ; sortant de Paris sur la route d'Orléans, à la première butte (ancien tumulus du cimetière gallo-romain ou chrétien de Lutèce, dit o fief des tombes » ou hauteur naturelle de Montsouris ?) ils ont dû s'écrier : e Voilà la tombe du géant Isoré ou Isoard », qualifié par eux u Géant Sarrazin » parce qu'ils avaient peur, à l'avance, des Sarrazins qui jadis tenaient le passage des Pyrénées. D'où les précisions introduites dans la dernière version, la chanson de geste du XV° siècle, dite « Moniage Guillaume » : Isoré, haut de 14 pieds, habitait vers Notre-Dame-des-Champs, et près de Notre-Dame-des Champs en « un petit quarefour ou Ysoré guestait s'il viendrait homme du costé devers Orléans, Guillaume le rencontra et le tua o.
L'exploit est mis à l'actif d'un autre Guillaume, saint Guillaume du Désert, un ermite venu du Midi, fondateur de l'ordre des Guillemites, qui s'étaient installés justement vers 1250 dans les solitudes du plateau de Montrouge où ils s'ennuyèrent tant qu'ils gagnèrent en 1287 le centre de Paris (vers les rues actuelles des Guillemites et des Blancs-Manteaux).
Quant au nom de Montsouris vient-il aussi du fameux géant, « Mont Isoré » ? Certains ont poussé la fantaisie jusqu'à l'expliquer ainsi : l'armée barbare du géant, forte de 15.000 hommes, réduite à la famine, aurait mangé les milliers de souris de nos carrières et de nos moulins, d'où le nom du lieu « Mange-Souris ».
Une explication plus simple vient à l'esprit : les Moulins attirant par le grain les souris, il y avait rue de la Tombe-Issoire un MOULIN DE MOC-SOURIS (il y a encore un lieu dit Moc-Souris en vallée de Chevreuse, en haut du versant), le nom sera resté à ce quartier.
'Des deux siècles, XV° et XVI°, si troublés, qui suivent le Moyen Age, on ne peut rien dire quant à notre arrondissement sinon que Charles V parle de nos faubourgs comme lieux mal famés et que nos campagnes souffrirent comme partout des ravages faits par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans et par les guerres de religion au XVI° siècle jusqu'à ce que Henri IV, forçant la défense de Paris, y fasse son entrée triomphale par nos portes, pour aller à Notre-Dame entendre la fameuse Messe, et, en rendant la paix à la France, donner à la capitale un nouvel essor.
Celle-ci s'était déjà récemment agrandie puisque l'enceinte dite d'Henri II passait sur notre territoire vers l'actuelle rue Cassini. Le 14e arrondissement devient alors FAUBOURG véritable ; mais à l'opposé de nos modernes banlieues, ces faubourgs ne sont que campagnes à peine urbanisées, ou plutôt ordonnées en de vastes domaines champêtres, lieux de retraite et de repos, de divertissement aussi pour les citadins, et où ne travaillent que des jardiniers et des maraîchers, en y ajoutant, pour notre faubourg, les carriers et les meuniers qui se signalent, de loin en loin, par les grandes roues et chevalets à élever les pierres et les ailes tournoyantes des moulins...
Les grands domaines eurent la plupart pour origine des fondations religieuses et charitables qui, préservées et conservées pour leur fonction d'assistance, forment encore dans notre 14° d'immenses îlots de verdure, défendus par des murs ou des grilles discrètes, et nous valent l'air le plus salubre de Paris dont les constructions tentaculaires n'ont pu se développer QU'AU DELA de cette ceinture verte.
C'est en 1614 que le Père de Bérulle fonde l'Institution des PRÊTRES DE L'ORATOIRE, qu'il installe rue d'Enfer, leurs grands bâtiments regardant la plaine de Montrouge. D'illustres Oratoriens y prirent leur retraite : l'abbé de Rancé, le philosophe Malebranche... Les Pères y resteront jusqu'à la Révolution. Le sinistre Fouché y professera avant de jeter son froc aux orties. Mais dès 1638, Vincent de Paul, curé de Clichy, puis du Clos Saint-Lazare, trouve les 1.400 livres nécessaires pour une de ses dernières grandes oeuvres : le sauvetage des enfants trouvés ; il les installe d'abord rue des Boulangers, puis en 1642 au château de Bicêtre, dont il trouve l'air trop vif, et enfin chez les Pères de l'Oratoire, rue d'Enfer. La Révolution appellera cela 1' « ASILE DES ENFANTS DE LA PATRIE o et y placera à côté une partie de l'ancienne Maternité du Val-de-Grâce. En 1814 la fondation de Saint Vincent de Paul prend le nom D'HOSPICE DES ENFANTS TROUVÉS avec son célèbre Tour permettant aux mères malheureuses d'y déposer leur enfant sans se montrer et qui fonctionnera jusqu'en 1861. A cette époque, aux anciens bâtiments de l'Oratoire avec leurs fortes toitures très Grand Siècle, sont ajoutés, en avancée sur la rue d'Enfer nouvellement alignée, des bâtiments qui forment la façade actuelle de notre ensemble hospitalier comprenant I' « Hospice Saint-Vincent de Paul et des Enfants Assistés » et la Maternité Adolphe Pinard.
En 1624, Catherine Marion, fille d'avocat et épouse de l'avocat Antoine Arnauld (ils eurent 22 enfants), achète le petit domaine, de trois arpents et demi, au coin de la ruelle de la Bourbre et du Grand Chemin d'Enfer, qui appartenait au neveu du grand architecte Pierre Lescot, le constructeur du Louvre sous François I" et Henri II. Catherine Arnauld fait cet achat en vue de venir en aide à sa fille Jacqueline, devenue la célèbre Mère Angélique, nommée à l'âge de Io ans, en 1602, abbesse des Religieuses de Port-Royal-des-Champs près de Chevreuse. L'historien de Port-Royal, Sainte-Beuve, a magnifiquement campé la figure étonnante de cette Mère Angélique, qui dirige et réforme d'une main de fer (allant jusqu'à tenir tête à ses parents derrière la porte fermée de l'abbaye, quand ceux-ci veulent aller la voir en carrosse), suivant la règle cistercienne alors bien oubliée, ses Bénédictines de Saint-Bernard dites Filles du Saint-Sacre_ ment. De 13 en 1608, elles deviennent 8o en 1624 et trouvent le climat de Port-Royal-des-Champs, ce « désert », trop « affreux » : elles sont autorisées à se rapprocher de Paris en acceptant la donation du domaine acquis par Catherine Arnauld au faubourg Saint-Jacques tout près, d'autres couvents de femmes s'étaient déjà installés autour de celui du Val-de-Grâce acquis en 162o par la reine Arme d'Autriche : les Carmélites en 1603, dans l'ancienne Notre-Dame-des Champs, 284, rue Saint-Jacques, où devait s'enfermer Louise de La Vallière en 1674 ; les Ursulines en 1612, les Feuillantines en 1623. Installées en 1626, rue de la Bourbre (futur boulevard de Port-Royal), les religieuses de Mère Angélique formèrent ainsi le Monastère de Port-Royal de Paris qui s'agrandit grâce à de nombreuses largesses de Marie de Médicis, voisine du Luxembourg en 1625 ; de Louis XIII lui-même en 1629, de la reine de Pologne, ancienne princesse de Clèves, qui avait été élevée à Port-Royal, etc..., ainsi que de plusieurs grandes dames qui obtiennent des sœurs de se retirer dans le clos du Monastère en s'y faisant construire des pavillons particuliers : celui de LA DUCHESSE D'ATRY (Angélique d'Aquaviva, petite-fille d'un favori de Henri III) en bordure du faubourg Saint-Jacques, est le bâtiment de la Direction actuelle de la Maternité, qui date de 1651. Mais dès 1643, même autorisation avait été donnée à la PRINCESSE DE GUÉMÉNÉ DE ROMAN, puis en 1656 à une célèbre « Précieuse » plus ou moins repentie, la MARQUISE DE SABLÉ, qui y mourut en 1678 ; à la MARQUISE D'AUMONT, puis en 166o à M. et Mme DE SÉVIGNÉ, qui 'habitaient jusqu'alors au n° 5o de l'actuelle rue de Vaugirard (Cure de Saint-Sulpice), toutes ces constructions annexes moyennant donation au Monastère de vastes terrains potagers (vers la rue Cassini actuelle). Il ne faudrait pas oublier les dons de la grande famille des Arnauld, dont une sœur de Mère Angélique, épouse Le Maistre de Sacy : le couvent est presque « bien de la famille » puisqu'à la mort de Catherine, mère d'Angélique, en 1641, il compte parmi ses religieuses six filles et six petites-filles de celle-ci !
Tant et si bien que Port-Royal de Paris put aisément faire construire la haute chapelle que l'on voit encore sur le boulevard, œuvre de Le Paultre, dans le style classique (1646-47) : « Notre église, écrivait Mère Angélique à la Reine de Pologne, est si jolie que j'en ai de la confusion ; sur le modèle des Petits Jésuites (de la rue du Pot-de Fer), elle est si bien bâtie et tellement dans l'ordre de l'architecture, que tous ceux qui la voient disent que c'est un petit chef-d’œuvre... et la plus dévote de Paris, quoique des plus simples ». Un peu plus tard, en 1652 ou 1655, derrière cette église, on construit ce délicieux cloître aux arches simples et austères, qui reste un des plus extraordinaires asiles de quiétude dans notre Paris actuel, si bruyant...
Mais la grande tourmente s'approche pour Port-Royal : en 1636, Mère Angélique avait pris pour aumônier l'abbé de Saint-Cyran, gagné aux idées du théologien hollandais Jansénius, dont le livre « Augustinus » est condamné par le Pape en 1642. Cela n'empêche pas Port_ Royal de Paris d'accueillir à nouveau, pendant les émeutes parisiennes de la Fronde, en 1648, les sœurs de P. R. des Champs, avec des disciples de Jansénius, dits les SOLITAIRES de Port-Royal comme les Arnauld, Lemaistre de Sacy, Pascal, Racine, Pierre Nicole, etc... Censurée par la Sorbonne en 1649, recondamnée par le Pape en 1653, la doctrine des Jansénistes est poursuivie « par le bras séculier ». Mère Angélique meurt en 1661 avant de voir ses filles mises en demeure par le Roi de signer en 1664 le formulaire réprouvant ces erreurs 66 sur 75 refusèrent de signer et furent dispersées dans d'autres couvents de Paris ou rallièrent Port-Royal-des-Champs qui résista jusqu'à sa fermeture et sa destruction par Louis XIV en 1709...
Port-Royal de Paris, dirigé par une nouvelle abbesse nommée en i668 (et qui avait signé), fut complètement séparé et donné aux Sœurs de la Visitation qui, de 10 à 15 au début, arrivèrent à être près de 50 en 1789. Comme toutes les Visitandines, elles avaient pour tâche l'éducation de leurs pensionnaires, jeunes filles de la Société. Grâce à une donation de Mlle de Fontanges, une amie de Louis XIV morte à Port-Royal en 1681, on confie à Mansart, l'architecte du Roi, la construction de deux grands bâtiments.
Fermé en 1790, le Couvent est appelé en 1793 « MAISON DE SANTÉ DE PORT-LIBRE » et aussitôt — la Révolution a de ces rapprochements pleins d'humour — devient une Prison (on inscrit derrière le fronton de Port-Libre : MAISON D'ARRÊT DE LA SUSPICION), où sont entassés 600 suspects promis à la guillotine : le moral y est excellent, la fréquentation des plus choisies (prison dite « muscadine » par les Républicains) et on y attend la mort avec le sourire, en jouant sur les promenades divisées par trois palissades séparant hommes, femmes et enfants ; sous le cloître et dans les escaliers dénommés alors « J.-J. Rousseau, Marat, la Liberté », se croisent de grands hommes : le Girondin Barnave, le grand savant Lavoisier arrêté comme Fermier Général (collecteur des impôts du Roi), le poète Florian qui échappera à l'échafaud pour mourir d'une pleurésie contractée dans ces cellules ; la famille Malesherbes, défenseur de Louis XVI, les grands nobles libéraux, de Noailles et d'Ayen (parents de La Fayette), de Rohan, de Broglie, de Montmorency-Laval, de Beauharnais (le premier mari de Joséphine), le peintre Hubert-Robert, etc...
Puis vient l'accalmie de Thermidor et en 1795 Port-Royal reçoit les services d'allaitement de la Maternité du Val-de-Grâce et en 1814 ceux d'accouchement qui avaient émigré un temps à l'Hospice de la rue d'Enfer.
En décembre 1815, le corps du Brave des Braves, le Maréchal Ney, fusillé à l'aube contre le mur du Luxembourg (où la Chambre des Pairs l'avait condamné), en face de sa statue actuelle et à l'emplacement de la station Port-Royal — est déposé toute la nuit dans la chapelle de Port-Royal, à même la dalle, et veillé par les sœurs.
Dernier épisode tragique de Port-Royal de Paris : en avril 1918 le canon allemand à longue portée dite « Grosse Bertha » qui, installé à 120 km. près de Compiègne, règle son tir sur le méridien 0 de Paris, qui passe à l'Observatoire, laisse tomber un obus sur la Maternité Baudelocque, jointe à celle de Port-Royal, et y fait 20 innocentes victimes...
Depuis, notre Port-Royal ne se distingue plus que pacifiquement comme Maternité modèle de Paris où la vie se donne en battant tous les records contre la mort.
En 1651, la reine-mère Anne d'Autriche, ayant acheté sur l'impasse Longue-Avoine (où passera le boulevard Arago), et à l'angle du chemin de Gentilly (devenu rue de la Santé), l'enclos de la Charbonnerie (qui devait tirer son nom de quelques filons de charbon de terre ou lignite extrait du banc d'argile), y avait fait construire pour les administrateurs de l'Hôtel-Dieu un hôpital appelé LA SANTÉ pour les pestiférés. Elle leur devait cela car elle désirait éloigner de l'abbaye du Val-de-Grâce, où elle faisait souvent visite, l'ANCIEN HOPITAL DE LA SANTÉ établi rue de l'Arbalète joignant les murs de clôture de l'abbaye, et tenu par les e Filles de la Providence ». Cet hôpital servait à recevoir les malades de peste en temps de contagion lorsque celui de Saint Louis était rempli.
Son fils Louis XIV, bien qu'encore âgé seulement de 9 ans en 1647, avait accordé par un édit à ce futur hôpital la jouissance « d'un pouce d'eau de celle des fontaines de Rungis n. Puis, sous le vocable de sa fondatrice, du moins de sa patronne, l'hôpital « Sainte-Anne » accueille les fous « sans malice capables d'être employés aux travaux de la terre » ; de son emplacement sur la rue de la Santé (actuellement là où est la prison), le préfet Haussmann transféra en 1861 Sainte Anne à son emplacement actuel, rue Cabanis, au-delà des boulevards Saint-Jacques et Blanqui.
Toujours dans le même faubourg et toujours à la même époque, en ce début du XVII° siècle qui voit une telle floraison d'institutions, à l'Oratoire, à Port-Royal et à Sainte-Anne, s'ajoute une quatrième fondation, de l'autre côté de la rue du faubourg Saint-Jacques, par rapport à Port-Royal. Les CAPUCINS de la rue Saint-Honoré reçurent là vers 1610 en legs un magnifique terrain d'herbage, jardin potager et vignoble où ils installent un deuxième couvent qu'ils garderont jusque vers 1780 et qui en 1784 est transformé en Hôpital pour les malades vénériens, jusque-là soignés à Bicêtre et Vaugirard. Derrière cet hôpital, rue du faubourg Saint-Jacques, l'abbé JACQUES-DENIS COCHIN avait fondé en 1780 un hôpital pour les pauvres de la paroisse Saint_ Jacques du Haut-Pas, puis pour tous ceux de Paris, avec distribution de « soupes populaires » ; il y soignait notamment les ouvriers des carrières proches, dont deux représentants avaient eu l'honneur de poser la première pierre de l'hôpital. Devenu « HOSPICE DU SUD » sous la Révolution, cet hôpital de Saint-Jacques du Haut-Pas prenait en 1801 le nom de son fondateur, « Hôpital Cochin » ; de son côté l'hôpital voisin pour les vénériens, sur le domaine des Capucins, prenait le nom d'Hôpital du Midi, puis d'Hôpital Ricord, du nom de l'éminent chirurgien qui le dirigea à partir de 1831, et qui avait sa statue 111, boulevard de Port-Royal, devant le vieux portique d'entrée de l'Hôpital qui est encore debout. Finalement, c'est l'Hôpital Cochin qui absorba tous les terrains disponibles pris sur les pépiniéristes et les horticulteurs jusqu'à l'ancienne ruelle des Capucins devenue la rue Méchain (nom d'un astronome, directeur de l'Observatoire).
Louis XIV, qui s'accusa d' « avoir trop aimé les bâtiments », imprime son cachet grandiose à notre quartier : pour s'en rendre compte, il faut, du haut de la terrasse de L'OBSERVATOIRE, considérer l'admirable perspective qui unit cet Observatoire au Palais du Luxembourg, édifié pour sa grand-mère Marie de Médicis ; le piéton (ou l'automobiliste) moderne ne peut englober du regard cet ensemble majestueux, qui est coupé pour lui par la croisée des boulevards Port-Royal et Saint-Michel. Le Roi Soleil choisit une éminence derrière les jardins de Port-Royal pour faire construire par Mansart et Claude Perrault, de 1662 à 1667, cet Observatoire, en pendant (face au nord) au Palais du Luxembourg qui, lui, faisait face au sud, et en les reliant par les larges frondaisons alignées des jardins. Colbert y installe les plus grands astronomes de l'époque, en les faisant venir d'Italie, comme les Cassini, qui dirigeront l'illustre maison de père en fils pendant quatre générations. La gravure de la visite du Roi à l'Académie des Sciences nous montre, par une large baie ouverte, l'Observatoire terminé dominant de toute sa hauteur, des étendues désertes parsemées de moulins à vent...
Louis XIV « ordonne » aussi en urbaniste ces confins méridionaux de Paris pour les rendre dignes des boulevards du Nord, où il avait fait édifier les Portes Saint-Martin et Saint-Denis par ses architectes : Pierre Bullet, François Blondel ; ceux-ci tracent les boulevards du Sud, d'abord projetés du quai d'Orsay au Val-de-Grâce (à peu près par l'actuelle rue Notre-Dame-des-Champs), puis beaucoup plus « au large » du Paris de l'époque, en les faisant partir de l'Hôtel des Invalides pour aboutir à notre faubourg Saint-Jacques, sous le nom de « GRAND COURS DU MIDI », qui deviendra le boulevard du Montparnasse, quand la poésie prendra pied sur une butte, maintenant rasée, mais encore visible sur les plans du 17° siècle, au-dessus du nouveau Cours (butte artificielle faite de déchets des carrières ou de dépôts d'ordures ?) vers la rue Campagne-Première...
Ce boulevard fut bordé de propriétés champêtres comme celle de Madame Veuve Scarron, la future Madame de Maintenon. C'est Madame de Sévigné qui nous conte une escapade nocturne vers ces lointaines frondaisons : elle avait rencontré à dîner chez Madame de Coulanges Madame Scarron qu'elle raccompagna à minuit chez elle en son carrosse « au fin fond du faubourg, quasi auprès de Vaugirard » et d'où elle revint chez elle « à la faveur des lanternes, dans la sûreté des voleurs ».
C'est dans son hôtel du Nouveau Cours que Madame de Maintenon élève l'enfant royal qui fut — dit-on — une des seules affections de sa vie, et comme son benjamin, le petit duc du Maine, fils illégitime de Louis XIV et de Madame de Montespan. Devenu grand (si l'on peut dire, car il avait une taille « petite et malaisée, la démarche fort incommode, ayant les jambes tournées et atrophiées o), à 19 ans, ce prince dira de sa chère gouvernante, « je n'oublierai jamais que le Roi a fait de moi un prince et vous, Madame, un honnête homme ».
Jugé vertueux, agréable d'esprit, mais sans force ni caractère, ce pauvre duc du Maine n'entrera dans l'histoire que par son mariage malheureux célébré en 1692 avec la terrible petite-fille du Grand Condé, Louise-Bénédicte de Charolais, petit bout de femme, pétulante et fantasque, qui, si elle ne put être vraiment reine malgré ses rocambolesques conspirations, régnera tout au moins par l'esprit sur la Cour frondeuse et scandaleuse, de Sceaux, et... ridiculisera son mari.
Celui-ci résidait le plus souvent à Clagny, près de Versailles, qu'il tenait de sa mère, ou bien à l'Arsenal, où son père l'avait nommé Grand Maître de l'artillerie. Mais se souvenant de son enfance heureuse auprès de Mme de Maintenon sur le Cours du Montparnasse, il choisira un peu en arrière un domaine giboyeux (où l'actuelle rue Didot s'appelait encore en 1875 rue du Terrier-aux-Lapins) pour s'en faire un RENDEZ-VOUS DE CHASSE AVEC UN PETIT CHÂTEAU (à l'angle de la rue Didot et de la rue du « Château » à l'emplacement du garage des Transports Automobiles Municipaux). Et de là pour aller de temps en temps rendre visite à sa femme, en son château de Sceaux acquis par la duchesse du Maine du fils de Colbert, le duc du Maine empruntait une longue chaussée fort mal pavée jusqu'au carrefour de la Croix-des-Sages (d'où partaient le chemin de Montrouge et celui de Châtillon) : cette chaussée du Maine, notre actuelle AVENUE DU MAINE, conduit encore de Montparnasse au parc de Sceaux par le carrefour où s'élève maintenant l'église Saint-Pierre de Montrouge (place Victor-Basch).
Montrouge n'est plus ce lieu désert fui par les Guillemites, « champs de maigres céréales avec çà et là les roues gigantesques des carrières o, mais de plus en plus lieu de résidences aristocratiques. Les Jésuites s'y étaient installés en 1668 mais en furent chassés par l'arrêt royal de 1762, quand Louis XV bannit toute la célèbre Congrégation ; ils cédèrent leur maison de Montrouge au Fermier Général des impôts PERCEVAL, qui de ce fait a droit à une rue dans notre arrondissement.
LES FRERES DE LA CHARITÉ (dits maintenant Saint-Jean de Dieu), propriétaires du Clos qui deviendra le cimetière Montparnasse, sont à l'origine d'une fondation qui s'ajoute à celles du faubourg Saint-Jacques mais vers le petit Montrouge, à l'entrée de la nouvelle route d'Orléans (réseau de Turgot) qui fait suite à la rue d'Enfer, parallèlement à la vieille route (rue de la Tombe-Issoire) : grâce à un don de 36.000 livres de la comtesse de La Rochefoucauld-Liancourt et de 250.000 francs de Louis XVI lui-même, ils fondent avec les 50o.000 francs recueillis au total, en 1781, une MAISON ROYALE DE SANTÉ bâtie de 1781 à 1783 (architecte Antoine) pour y recueillir six prêtres âgés, six officiers et trois magistrats « tombés dans l'infortune » : c'est notre actuel HOSPICE DE LA ROCHEFOUCAULD, appelé ainsi depuis 1824 (qui avait été appelé entre temps Hospice National de Montrouge en 1792 et Maison de Retraite de Montrouge en 1802). Ce bâtiment, qui ne serait pas sans grâce et sans allure, s'il était nettoyé et entretenu, abrite maintenant, dans d'assez mauvaises conditions, une quantité de vieillards disproportionnée avec les intentions des fondateurs (qui avaient prévu 15 lits !). Si l'on pouvait transférer ces pensionnaires dans une plus paisible banlieue, notre arrondissement pourrait avoir là, en son centre (15, avenue du Général-Leclerc) le grand Lycée qui lui fait tant défaut...
Au delà, le long de la nouvelle Route, s'étiraient au 18e siècle de rares auberges de rouliers, quelques maisons de campagne, noyau du futur hameau du Petit-Montrouge, avec, de part et d'autre, les domaines et les parcs des Châtelains, comme le Comte de Guerchy, Ch. de l'Aubespine, le duc de la Vallière, petit-neveu de la maîtresse de Louis XIV ; ces terres seront toutes loties à la Révolution, et construites ensuite, pour former les plus denses de nos quartiers d'habitation qui se trouvent maintenant au-delà de la zone de verdure, heureusement préservée par les 6 ou 7 grandes Institutions créées sous l'Ancien Régime sur le territoire du XIVe arrondissement.
Si nos faubourgs champêtres étaient tant recherchés par les amateurs de constructions, pour y installer des logis de rentiers, des résidences aristocratiques pour citadins fortunés —, c'est que ceux-ci échappaient ainsi aux taxes, impôts et droits perçus dans la Ville. Louis XV, comme son auguste prédécesseur l'avait déjà fait, s'élevait par des lettres patentes, contre cette fuite devant l'impôt qui consistait à multiplier les maisons e à l'extrémité des faubourgs et à l'extérieur de la ville, pendant que l'intérieur demeurait désert et abandonné au marais... »
Soutenus par l'Intendance Générale des Finances, les Fermiers Généraux (collecteurs des impôts) obtinrent que les limites de leur Ferme soient reportées, englobant d'un immense coup de filet tous les faubourgs, sur le tracé des nouveaux boulevards du Nord et du Midi, et non plus sur l'enceinte bornée en 1724-173o que les immeubles avaient franchi depuis longtemps... C'est l'origine de la nouvelle BARRIÈRE DES FERMIERS GÉNÉRAUX, non point du tout défense militaire, fortification contre une menace extérieure, mais véritable MUR FISCAL, et banni à ce titre par les Parisiens comme en témoigne l'alexandrin célèbre :
« Le Mur murant Paris rend Paris murmurant ».
Ainsi le fisc entendait assujettir ceux qui, à la faveur des limites indécises de Paris, tentaient de lui échapper, au besoin grâce à des propriétés à cheval sur la ville et la campagne.
Le Mur des Fermiers Généraux va « enfermer » une partie de notre quartier de la Santé et presque tout celui de Montparnasse. A chaque passage important, à chaque voie d'accès ou de sortie de la ville, on construisit un poste fixe, une BARRIÈRE, qui prend le nom du quartier qu'elle dessert ; à la moindre sente, on installa un percepteur ambulant dans un guichet roulant, qui s'appelait alors une ROULETTE. Dans nos quartiers, il fallut y ajouter, à cause des galeries des Carrières qui auraient facilité la contrebande, une clôture souterraine à l'aplomb du Mur en surface !
C'est à l'architecte Ledoux, très féru de classicisme à l'antique, que l'on confia la construction de ces Portes-Barrières qu'il appelle pompeusement « PROPYLÉES », en 1785. La dépense en parut si forte que des Commissaires du roi Louis XVI arrêtèrent une partie des constructions jugées trop grandioses. Allant de la Seine (vers Austerlitz) à la Seine (vers le Cours la Reine), le Mur comportait, à partir de la Bièvre à l'Est, la modeste barrière de CROULEBARDE, et puis celle de LOURCINE (bâtiment unique à deux péristyles de trois colonnes), puis la barrière de la SANTÉ à la limite du '4°, de style fort modeste. Mais sur l'actuelle place Saint-Jacques, au bout du faubourg Saint-Jacques, la Barrière à trois arcades soutenues de piles carrées fut nommée tour à tour : BARRIÈRE D'ARCUEIL (le chemin de la Tombe-Issoire y conduisant tout droit jusqu'au lieu encore dit « La Vache Noire o), ou encore BARRIÈRE DE LA FOSSE AUX LIONS, à cause d'une carrière voisine à ciel ouvert dont l'imagination populaire fit sans doute des arènes sanglantes, ou encore la BARRIÈRE DE L'OBSERVATOIRE, pour enfin s'appeler tout simplement : la BARRIÈRE SAINT-JACQUES.
Le grand trafic ayant délaissé la vieille route du Faubourg pour la nouvelle route d'Orléans, Ledoux fit bien les choses, à ce nouveau carrefour d'Enfer tracé en demi-lune, qui a conservé (seul dans Paris avec la rotonde de la Villette) son œuvre : deux bâtiments symétriques, avec arcades soutenues par des piles aux assises carrées et rondes, corniche à modillons et frise dont les bas-reliefs sculptés par M. Motte représentent, en gracieuses danseuses vêtues à l'antique, les villes où conduisent cette Porte de Paris : l'ensemble est classé monument historique, sage précaution pour empêcher nos modernes urbanistes de détruire ce dernier et harmonieux vestige.
De là, le Mur descendait le boulevard d'Enfer (actuel boulevard Raspail) jusqu'à l'angle du boulevard de Montrouge (boulevard Edgar-Quinet) et retrouvait une imposante Barrière dite de MONTPARNASSE au bas du « chemin de la Gaîté » ouvert en 1768 et qui avait aussi deux bâtiments à péristyles et à colonnes, et à frontons triangulaires ! Tout près, en bas de la chaussée du Maine, la Barrière du Maine (vers la gare actuelle) avait aussi des arcades, des colonnes et en bas-relief les armes royales.
L'esprit public, pré-révolutionnaire comme le caractère permanent du Français né fraudeur et du Parisien né frondeur, ont entretenu une guerre sourde contre cette maudite Barrière, et on comprend alors qu'avant même de prendre la Bastille, la veille et l'avant-veille du jour historique, de nombreuses Barrières aient été forcées, incendiées, comme celle des Gobelins le 12 juillet 1789. Cet octroi irritant, la Révolution s'y attaquera comme à l'une des formes abhorrées du régime absolutiste : une gravure nous montre qu'on célèbre la fin (toute provisoire) de la Ferme Générale le 1er Mai 1791 à la Barrière d'Enfer où, dans l'allégresse, une longue file de charrettes de blé, de foin, de farine et de vins passe devant les guichets de feu M. le Percepteur...
Les Catacombes.
A la même époque qui vit les Fermiers Généraux ceinturer nos faubourgs de leur Barrière, à la veille de la Révolution, notre sous-sol fut complètement transformé : l'exploitation des CARRIERES ne pouvait plus, sans de graves dangers, se poursuivre au hasard en creusant des vides sans cesse croissants à mesure que la Ville dévorait toujours plus de pierre à bâtir...
Un SERVICE DES CARRIERES fut créé dès 1777 et en 1785 une opération considérable d'urbanisme fut décidée : la suppression des très anciens cimetières et charniers du Centre de Paris et le transfert de leurs ossements dans nos carrières souterraines ; en 1786 l'archevêque de Paris vint bénir ce nouvel et gigantesque ossuaire qui ne sera terminé que sur ordre du premier Préfet de la Seine, Frochot, par Thury, directeur des Carrières, en 1810 : sur 11.000 m2, on a finalement empilé les ossements de 6 millions de morts, représentant dix fois la population vivante de la capitale d'alors ; l'anonymat les ensevelit tous ; pourtant parmi les cercueils extraits du Cimetière des Saints-Innocents (près des Halles Centrales) il y avait celui, tout en plomb, de Mme de Pompadour qui, pendant la tourmente révolutionnaire, avait échoué chez un ferblantier de la rue de la Tombe-Issoire. Nos catacombes reçurent aussi les premiers morts de la Révolution, ceux de la Grande Journée du 10 août 1792. Ce cimetière colossal aurait dû avoir une entrée monumentale à l'air libre : les architectes l'avaient prévue à la Barrière Saint-Jacques, là où maintenant le métro pénètre sous terre ; une grande allée de cyprès, de 200 m. de long, devait y conduire, mais les temps troublés emportèrent ce beau projet et nos catacombes n'ont plus leur deux principales issues que place Denfert et rue Rémy-Dumoncel.
Non loin de là, un champ de silence : le cimetière, à l'air libre celui-là, des frères de la Charité avait donné son nom à la rue du
« CHAMP D'ASILE », qui le perdit pour honorer un colonel de pompiers du nom de Froidevaux ; c'était là que les frères avait leur moulin à vent dont la Tour nous est conservée. Après la sécularisation des lieux, on agrandit et doubla le Champ d'Asile d'un « Champ des Navets » pour accueillir les morts contemporains dans un vaste cimetière dénommé en 1824 « CIMETIÈRE DU SUD ET DE MONTPARNASSE », où tant de célébrités du 19° siècle (de Baudelaire à M. et Mme Pigeon, inventeurs de la lampe) dorment leur dernier sommeil.
Mais au delà, vers la Barrière du Maine, au silence succède bientôt la plus bruyante « GAITÉ » le nom avait été donné à ce chemin ouvert dès 1768 et montant de Montparnasse vers le Château du Maine, lieu de promenades et de ribottes très populaires. C'est surtout sous le Directoire et le Consulat, dans le relâchement qui suivit les années terribles, que Montparnasse devint petite capitale de la Gaîté avec des établissements spécialisés à cet usage selon le genre des clients : trois compères commencent par transformer les guinguettes couvertes de chaume par un bâtiment à deux étages couvert de tuiles normandes : ainsi est née vers 1798 la GRANDE CHAUMIÈRE, avec bosquets, escarpolettes pour enfants et jeunes filles, bals pour étudiants et grisettes, menus champêtres. Les concurrents affluent : JARDIN DE LA CHAUMIÈRE pour déjeuners discrets en cabinets particuliers et bal comme il faut, le BAL DE L'ARC-EN-CIEL, L'ERMITAGE, L'ELYSÉE MONTPARNASSE, bref une constellation des aïeules de nos actuelles boîtes de Montparnasse. Rue de la Gaîté les cabarets et bouges sont beaucoup moins relevés, pour chiffonniers et gouapes. Aux 2 ELÉPHANTS, Au BAL DES MILLE COLONNES, une danse scandaleuse, la Valse, venue de Vienne, faisait fureur, tandis qu'elle était encore prohibée au profit du Vieux Quadrille CHEZ TONNELIER, barrière du Maine, qui gardait la clientèle la plus familiale. Les « Mille Colonnes » se rajeunirent en 1834 en se coiffant d'une toiture chinoise étincelante de briques multicolores. Le plus curieux était ce RESTAURANT RICHELIEU, au I, rue de la Gaîté, à trois étages pour trois clientèles : au rez-de-chaussée, les bourgeois à serviettes ne payaient qu'à la fin du repas ; au premier, on paie d'avance et on se sert soi-même de charcuteries ; au deuxième, terrasse pour chiffonniers « à l'hazard de la fourchette », ou pour les croquemorts voisins du cimetière Montparnasse.
Vers 1830, la GRANDE CHAUMIÈRE regorge de rapins et d'étudiants. Victor Hugo y mènera sa cohorte de fidèles, les romantiques ; un beau jour de 1838, scandale : la cohue avait assommé sur le plancher de la Grande Chaumière un sergent de ville. Le grenadier La Hire, propriétaire, rouvre après fermeture judiciaire, pour accueillir les « LIONS ET LES COCODÈS » romantiques, et les calicots déguisés en faux étudiants. La GRANDE CHAUMIÈRE, elle, devait connaître encore la grande vogue jusqu'en 1848-1858 (où elle lança la polka), date où elle fut tuée par la concurrence de la CLOSERIE DES LILAS lancée par Bullier.
Sous la Première Restauration, SEVESTRE, seul témoin ayant permis de reconnaître le corps de Louis XVI le 20 janvier 1815 au cimetière de la Madeleine Ville-l'Evêque, obtient de Louis XVIII le monopole de fonder des théâtres dans les faubourgs et il y fonde rue de la Gaîté, LE THÉÂTRE DE MONTPARNASSE-MONTROUGE, ancêtre de celui de Baty et de Mme Marguerite Jamois.
Cette grosse joie du quartier de la Gaîté était, il y a cent ans, tout autre que la turbulence de la foule actuelle qui y descend des quartiers de Plaisance pour y faire ses achats vestimentaires ou qui la remonte hâtivement le soir au sortir du métro pour regagner Plaisance.
A l'époque, c'était, le dimanche surtout, une invasion des Parisiens qui remontaient la rue pour se divertir dans les guinguettes des portes de la ville, à demi champêtres, comme un peu plus tard ils iront chercher les mêmes plaisirs jusqu'aux frondaisons de Robinson.
Malheureusement, tout le faubourg du Maine, par derrière, allait perdre sous la Restauration les frondaisons du Château, qui avait été acheté par un acquéreur de Biens Nationaux, en vue d'une de ces opérations immobilières dont nos immondes banlieues ont été depuis les victimes. C'est à ce spéculateur sans vergogne, précurseur du moderne lotissement que nous devons le nom de « Plaisance » qu'il osa donner à ses terrains pour les vendre plus facilement et pour en faire le malheureux quartier du même nom qui compte parmi les plus vastes des u ILOTS INSALUBRES » (entre rue de l'Ouest et rue Raymond-Losserand) classés par la Ville de Paris.
En pleine Restauration, ce quartier populaire reçut autour d'une table fameuse les plus bruyants des adversaires des Bourbons : l'ancien Moulin de Beurre, abandonné au milieu de la plaine de Plaisance, devint le CABARET DE LA MÈRE SAGUET, qui était à la fondation une habile et accorte veuve de 29 ans. Découvert par un ancien préfet, ce lieu fut élu par ses amis libéraux, bonapartistes ou républicains, autour du célèbre chansonnier Béranger, qui obtenait le silence en frappant trois coups avec un bâton au bout duquel était emmanché un cruchon de grès, insigne de la présidence de cette aimable société qui prit le nom du MOULIN VERT tout proche.
Accourez au Moulin Vert, Gais enfants de la folie,
Pour vous, pour femme jolie, On met toujours un couvert.
Tous les grands refrains populaires de Béranger partirent de là, ce qui assura la fortune de la mère Saguet. Elle put ainsi oublier que le jeune Thiers, fraîchement débarqué de Marseille, lui avait laissé une addition impayée de 3 livres et 12 sous...
Hormis la nouvelle Route d'Orléans, partant de la Barrière d'Enfer, la « plaine de Montrouge » était restée sous la Restauration, bien plus champêtre encore. Nous y avons vu, au début de la route, la fondation de la duchesse de La Rochefoucauld devenue Hospice pour vieillards. Un peu en deçà de la Barrière d'Enfer, une nouvelle fon- dation illustre reprit le but initial de Mme de La Rochefoucauld pour abriter les prêtres âgés et infirmes ainsi que des vieilles dames : ce sont MONSIEUR ET MADAME DE CHATEAUBRIAND, de retour à Paris après leur « exil » sous l'Empire dans la Vallée aux Loups d'Aulnay près de Sceaux, qui, pour 1.500 fr. par an, louent une petite propriété de la rue d'Enfer ; grâce à l'aide de la duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI, ils peuvent acheter toute la propriété pour 55000 f r., construire une chapelle et des bâtiments, desservis par un aumônier et trois sœurs de Saint-Vincent de Paul, afin d'y recevoir une trentaine de vieux prêtres, sous l'enseigne de l' « INLIIRMERIE MARIE-THÉRÈSE », 92, avenue Denfert-Rochereau, du nom de la duchesse bienfaitrice. L'illustre Chateaubriand s'y plaît tant, qu'apprenant du propriétaire du pavillon qu'il habite son intention de le vendre à un entrepreneur de « Montagnes russes » (attraction très en vogue à l'époque), il emprunte en engageant la vente à venir de ses livres pour acheter ce pavillon très cher en 1824. C'est là qu'il écrit ses ETUDES
HISTORIQUES, LE CONGRÈS DE VÉRONE et surtout les MÉMOIRES D'OUTRE• TOMBE. Pendant ce temps, Mme de Chateaubriand, dans les embarras d'argent pour nourrir ses vieux prêtres, y fonde une petite fabrique de chocolat qui devient à la mode à la Cour de Charles X ; elle pratique même la vente forcée aux vieilles dames qui viennent à la messe en leur promettant, moyennant l'achat de 12 livres de chocolat pour 36 francs, l'insigne honneur d'apercevoir à la sortie de la chapelle, traversant « par hasard » une allée, M. de Chateaubriand lui-même (qui avait été averti par un coup de cloche !). Sous la plume de l'inimitable écrivain, ces lieux — heureusement préservés quant à l'essentiel — sont décrits avec une sorte de poésie majestueuse, comme sa propre personne ! « Je me trouve à la fois dans un monastère, une ferme, un verger et un parc. Je m'éveille au son de l'Angelus ; je vois de mes fenêtres un calvaire qui s'étire entre un noyer et un sureau ; des vaches, des poules, des pigeons, des abeilles ; des sœurs, des femmes convalescentes, de vieux prêtres vont, errant parmi les lilas, azalées, pompadours, rhododendrons, rosiers, groseilliers, framboisiers et légumes... J'ai planté deux cèdres de Salomon et vingt-trois chênes des Druides... Mes arbres croissent chaque jour du jour que je décrois. Ils se marient à ceux des Enfants Trouvés et du boulevard d'Enfer (l'actuel boulevard Raspail). Je n'aperçois pas une maison. J'entends bêler les chèvres qui nourrissent les orphelins délaissés... A deux cents lieues de Paris, je serais moins séparé du monde... »
Pendant les journées révolutionnaires de 1830, le député républicain et savant Arago s'interpose pour empêcher les insurgés de piller la propriété, qui peut, encore en 1834, s'augmenter d'un grand bâtiment. En 1838, Marie-Thérèse ne peut plus recevoir que des prêtres âgés, venant de la Rochefoucauld, la fondation étant dans une situation de plus en plus précaire. Enfin en 1838, M. et Mme de Chateaubriand vendent toute la propriété à l'Archevêché de Paris pour aller s'installer 120, rue du Bac, moins loin du Centre... et surtout plus près de Madame Récamier (qui habitait rue de Sèvres).
Vingt ans plus tard, les SŒURS AVEUGLES DE SAINT PAUL venant de Bourg-la-Reine achètent la plus grande partie de l'ancien domaine des Chateaubriand et c'est dans leur chapelle que l'on peut encore voir des stalles faites avec le bois des cèdres rapportés de Terre Sainte et plantés par Chateaubriand et qui ne furent abattus qu'en 1860. Mme de Chateaubriand y est enterrée.
La « paroisse » de Montrouge (vieux fief déjà nommé en 1194 où il dépend de Saint-Martin-des-Champs), détachée de celle de Gentilly, était devenue commune de l'arrondissement de Bourg-la-Reine (1787) ou Bourg-« l'Egalité o (1790) et du canton de Châtillon. Gros village de 900 habitants, il s'étirait le long de la route d'Orléans et détachait un noyau ou hameau au CARRELIOUR DE LA CROIX DES SAGES (actuellement Alésia), dit « PETIT MONTROUGE o. La plaine alentour est encore dénudée : le général Vandamme y campa avec ses troupes en 1815, après Waterloo, pour y attendre de pied ferme les Alliés, mais l'armistice fut signé après les derniers combats du Nord-Est (à Pantin, Montmartre...) et Napoléon abdiquait de nouveau sans que la « bataille de Montrouge o ait pu avoir lieu.
Sous la Restauration, une brochure des Libéraux signale notre Montrouge comme un repaire de Jésuites : ceux-ci étaient en effet revenus, après leur exil de 1768, en 1814. Tant et si bien que la Révolution de 183o, violemment anticléricale, attire une foule de manifestants contre les Jésuites de Montrouge : le 500 de ligne, envoyé par Charles X pour les protéger, fraternise avec la Garde Nationale du Maire Luillier et ensemble la troupe vide allègrement les caves des Jésuites « pour se mettre au courant de l'esprit de la Congrégation n.
En 1833, pour surveiller cette commune populaire agitée par les bals, les estaminets, un détachement de gardes municipaux est installé Barrière d'Enfer, et une caserne sur l'avenue du Maine, rue du Moulin Vert.
En 1835, on cherche à déplacer la sous-préfecture de Sceaux à Montrouge, mais l'installer au milieu des guinguettes de la Chaussée du Maine, de la Barrière d'Enfer ou de Montsouris, « il y aurait dans ce choix — dit une chronique du temps — une haute inconvenance : ces parties de Montrouge ont des établissements fréquentés par une affluence dont les plaisirs bruyants ne se renferment pas toujours dans les bordèles de la sobriété et de la décence ».
A cette époque le Petit Montrouge n'avait pas l'existence auto- / nome du Grand Montrouge. Au carrefour chaussée du Maine, Route d'Orléans (Croix des Sages), bifurquait la route de Chevreuse (actuellement avenue de Châtillon). A l'angle, un estaminet pour rouliers allant vers Chartres (actuellement succursale d'une banque), s'appelait l'AUBERGE DU PUITS ROUGE, puits d'où l'on tirait l'eau à 35 m. de profondeur pour faire boire les chevaux (le nom a été conservé par un magasin proche, dit le PUITS ROUGE).
En 1829, un entrepreneur, Baudry, de Nantes, est autorisé à organiser un service de DILIGENCES URBAINES, d'abord sur les grands boulevards ; puis, avec 100 voitures de 14 à 16 places chacune, il parvient à assurer, en 1836, 4o lignes dont une de Saint-Germain-l'Auxerrois à la Barrière d'Enfer. Mais le trafic routier va connaître à cette époque la naissance d'un redoutable concurrent : LE CHEMIN DE LIER•
En 1837, l'une des deux premières lignes de l'Ouest a son débarcadère « installé à la Barrière du Maine : c'est la ligne de Versailles par la rive gauche — que les journaux décrivent alors e comme partout en plein air et bien plus pittoresque que la ligne de la rive droite avec ses viaducs et souterrains à franchir ».
« Cette ligne servira de tête au chemin de fer de Chartres ».
Peu après, en 1840, l'ENTREPRISE GÉNÉRALE DES OMNIBUS groupe 390 voitures qu'on désigne le plus joliment du monde : les Hirondelles, qui vont de la Barrière Rochechouard à la Barrière Saint-Jacques, les Montrougiennes qui vont de Montrouge à la place Dauphine, les Favorites qui vont de la Barrière Saint-Denis à la Barrière d'Enfer par la place Saint-Michel.
En 1844 un deuxième e embarcadère » est autorisé à la BARRIÈRE D'ENFER sur rapport aux Chambres d'Arago et Laplace : celui de la ligne vers BOURG-LA-REINE et SCEAUX (prolongée jusqu'à Orsay en 1867, Limours en 1869). Ce charmant embarcadère fut construit en demi-cercle pour abriter la boucle permettant au petit train de repartir sans dételer « la machine motrice », avec ses petits wagons à rideaux et sans fenêtre. La place pour Sceaux coûtait 20 centimes !
Livrée au public le 23 juin 1846, l'inauguration de la ligne eut lieu en présence des ducs de Nemours et Montpensier, fils de Louis-Philippe, le 7 août 1846.
A la place de cette gare de Sceaux, dite maintenant gare Denfert, nous avions failli avoir un Château-d'Eau amenant l'eau de l'Yvette et de la Bièvre par un aqueduc partant de Chevreuse. Ce projet de l'ingénieur Deparcieux, en 1762, fut abandonné et le chemin de fer suit le trajet prévu par l'aqueduc. (Nous avons hérité du terminus de l'aqueduc de la Vanne, au réservoir de Montsouris.)
Ce qui donna au hameau du Petit Montrouge son indépendance, c'est la construction — de 1841 à 1844 — DES FORTIFICATIONS DE THIERS, le coupant du Grand Montrouge.
Les habitants du Petit Montrouge réclamaient une paroisse et le clergé voulait aussi lutter contre la propagande d'une Eglise dissidente, fondée par l'abbé CHAM et installée au 7o, avenue d'Orléans (l'actuel théâtre de Montrouge), L'EGLISE FRANÇAISE, dont les grands saints avaient été choisis de façon éclectique : Vincent de Paul, Fénelon, Voltaire, Rousseau, Diderot ; ce Châtel, sacré « primat des Gaules » en 1831, est considéré par Lamennais, expert en la matière, comme un hérétique minuscule, « un pygmée à côté d'un géant comme Luther ».
Le 2 mars 1847, la paroisse Saint-Pierre est créée et la première église construite rue d'Amboise (Thibaud) (modeste église de 35 mètres de long), en arrière de l'église actuelle, est inaugurée par Monseigneur Affre le 22 décembre 1847.
A la même époque, le catholicisme social prend pied au 126, boulevard Montparnasse, où M. Magnan fonde un CERCLE CATHOLIQUE D'OUVRIERS (1846).
Le Petit Montrouge ayant son église, on lui construisit alors une MAIRIE. La Municipalité de Montrouge achète aux Hospices le terrain nécessaire à l'angle de la rue Boulard et Monthyon (Mouton-Duvernet), pour 68.000 fr. Notre Mairie y fut construite de 1852 à 1858, pour le prix total de 263.000 fr. ! Je regrette la disparition des quatre statues qui ornaient le campanile : la Naissance, la Conscription, le Mariage et la Mort : que cela devait être beau !
De chaque côté, s'édifiaient en même temps les deux Ecoles qui donnèrent à l'ensemble de la place une symétrie assez heureuse. Montrouge avait alors 9.000 habitants.
Et nous voici arrivés à la date fatidique de notre absorption dans Paris sous le nom de XIVe arrondissement (loi du 16 juin 1859).
Le Grand Montrouge séparé du Petit était réduit par l'annexion à 3.600 habitants et recevait une indemnité compensatrice.
Le Petit Montrouge, LE NOUVEAU XIVe, entre l'ancienne Barrière des Fermiers Généraux et l'enceinte fortifiée de Thiers, devait en compter 6 à 7.000 (dix fois moins que maintenant).
Le 31 décembre 1859, au douzième coup de minuit, tous les attelages de chevaux et d'ânes qui attendaient du côté du Petit Montrouge firent irruption dans la « nouvelle Ville de Paris annexante » avec leurs marchandises sans avoir à payer d'octroi.
Dans son plan d'annexion des Communes suburbaines, le Baron Haussmann avait prévu la construction d'une série d'églises, dont la nouvelle église Saint-Pierre qui va être construite à partir de 1862 DEVANT celle de 1847, au carrefour d'Alésia. Cette grande église, presque achevée en 187o, est l'œuvre de l'architecte Vaudremer, qui l'a construite selon un mélange des styles roman et byzantin formant un ensemble un peu froid, de proportions grandioses pour l'époque, mais à peine suffisantes maintenant pour la foule qui s'y presse.
Les cloches furent bénies par Monseigneur Darboy, le 28 mars 1868.
Années terribles pour notre arrondissement.
Dès fin septembre 1870, Paris est assiégé. Le 4 octobre une ambulance est installée dans l'église Saint-Pierre.
Les 6 et 9 janvier 1871, BOMBARDEMENT PRUSSIEN qui fait des victimes dans le quartier des rues Lalande, Daguerre, Liancourt.
Un colonel de la garde nationale, DUROUCHOUX, est tué en 1871 et laisse son nom à la rue le long de la Mairie.
En même temps on plantait UN ARBRE DE LA LIBERTÉ, square de la Mairie, un beau peuplier qui sera abattu par l'ouragan, en 1936, l'année du Front Populaire !
LA COMMUNE de Paris se soulève le 18 MARS 1871.
Le jour même, le Maire du XIV°, Asseline, est fait prisonnier par les insurgés qui occupent la Mairie, la Barrière d'Enfer, la Gare de Sceaux. Le 3o avril, l'église Saint-Pierre devient un Club de prédications et harangues des communards. Le g mai, fidèles et clergé sont chassés au cri o à bas les calottins ».
Arrive l'armée des Versaillais de Thiers le 23 mai 1871, et notre 14° connaît toute l'horreur de cette guerre civile où dans les deux camps on massacre sans pitié les prisonniers sur le champ.
PREMIÈRE BATAILLE pour enlever la forte barricade des insurgés à l'angle de l'avenue du Maine et de la rue de Vanves : le colonel Boulanger (le futur célèbre Général Boulanger) échoue ; finalement elle est enlevée et les insurgés s'enfuient dans le cimetière Montparnasse où ils sont massacrés.
LA DEUXIÈME BATAILLE a pour objectif le clocher de Saint-Pierre de Montrouge qui déjà avait servi d'observatoire aux troupes françaises et de point de mire aux canons allemands pendant l'hiver 1870-71. Une énorme barricade édifiée par les insurgés au carrefour des quatre chemins (Orléans, Alésia, Châtillon), et armée de 3 canons et 1 mitrailleuse, tirait sans arrêt sur les Versaillais venant par l'avenue du Maine. La lutte dura l'après-midi du mardi 23 mai. Les régiments versaillais (114 et 85 de ligne) arrivèrent à prendre la barricade de revers probablement par la rue d'Alésia, tandis qu'une batterie versaillaise tirait depuis le pont de chemin de fer de la Gare Montparnasse sur le clocher de Saint-Pierre qui reçut une trentaine d'obus, car les fédérés y avaient installé un canon qui tirait sans relâche de la galerie du clocher.
Quand les Versaillais eurent enlevé la barricade et pénétré dans l'église, ils fusillèrent sur place 37 insurgés dans le clocher et sous le porche de l'église (le lendemain, l'escalier ruisselait encore de sang).
Je ne pouvais m'empêcher de songer à cette affreuse boucherie quand M. le Ministre de l'Intérieur gravissait le même escalier le 18 juin 1949 pour observer son dispositif destiné à séparer les manifestants et grâce auquel, fort heureusement, pas une goutte de sang français ne fut répandu ce jour-là, malgré ce qu'on aurait pu craindre...
Le dernier épisode de cette semaine sanglante en dit long sur l'acharnement des adversaires : un sergent de l'armée versaillaise, la lutte finie, harassé, s'assied sur son sac contre les vitrines du « Soldat Laboureur n pour se reposer quelques minutes ; l'avenue d'Orléans est déserte, toutes les boutiques fermées. C'est alors que, d'en face, du n° 61, part un coup de feu qui tue net notre pauvre sergent. C'était le coiffeur Dardenne, un des plus farouches communards, qui continuait de ses fenêtres à tirer sur les soldats isolés. Les camarades du sergent le trouvent en train de recharger son chassepot, le poursuivent jusqu'au 41 rue d'Alésia, où ils le fusillent...
Enfin notre Barrière d'Enfer, devenue place Denfert-Rochereau, reçut en 1880 la réplique du Lion de Bartoldi édifié sur la citadelle de Belfort, pour symboliser sa belle défense de 103 jours par le colonel de génie Denfert-Rochereau. On l'inaugura après l'avoir acheté 25.000 fr., sans cérémonie et la tête dirigée vers le Sud-Ouest « pour ne pas froisser l'Allemagne ».
Il est de bon ton de se moquer de ce Lion, et je trouve pourtant qu'il a, même détaché de son cadre, le rocher de Belfort, une allure bien supérieure à tant d'œuvres affligeantes de certains statuaires contemporains de Bartoldi...
Ici, on pourrait arrêter la petite histoire de notre arrondissement, car on entre dans le passé immédiat que nous avons vécu, et qui est encore présent dans toutes les mémoires ; les événements du dernier demi-siècle ont plutôt rapproché les Français ou au moins atténué leurs divisions et en quelque sorte effacé un peu les cicatrices des luttes sanglantes de 1871. Je pense à l'œuvre patriotique, à la tête de cet arrondissement, pendant la guerre 1914-1918, du grand Universitaire, le redoutable philologue et grammairien Ferdinand Brunot. Je pense aussi à l'œuvre de fraternité humaine due au grand André Honorat qui a fait construire contre vents et marées, sur l'ancienne zone lépreuse de Montsouris, la CITÉ UNIVERSITAIRE. Cette CITÉ INTERNATIONALE DES ÉTUDIANTS forme aux portes de notre ville, une ville un peu à part, où les pavillons de toutes les nations ne cessent de sortir de terre, entre autres les Maisons des Arts et Métiers, Lyon-Caen, de la France d'Outre-mer, de Tunisie, de Norvège, parmi les dernières nées, matérialisant le rêve de leur fondateur, si proche de nos grands idéalistes de 1848 ; rêve, peut-être présomptueux, de voir la culture de l'Esprit améliorer le cœur des hommes et les rapprocher les uns des autres.
Je pense surtout à la vague fugitive de joie complète qui nous/ souleva le cœur en accueillant sur l'avenue d'Orléans le 25 août 1944, nos jeunes frères d'armes, les petits gars de Leclerc, qui symbolisaient si bien la réunion des Français dans un devoir et un idéal communs.
Cette union des patriotes du XIV° pendant l'occupation ennemie de 194o-44, elle éclate dans le rapprochement des plus célèbres de nos résistants auxquels fut dédié le nom d'une de nos vieilles rues : à la rue de Vanves, le nom de l'ouvrier, Conseiller municipal fusillé, RAYMOND LOSSERAND. A la rue de la Voie Verte, le nom du religieux Franciscain, assassiné par les agents de la Gestapo, le PÈRE CORENTIN. A la rue Dareau (en partie) le nom du grand éditeur, ami des lettres et Maire d'Avon, où son dévouement pour ses administrés le conduit jusqu'à la mort dans la nuit de la déportation, RÉMY DUMONCEL. A la rue Mouton-Duvernet (en partie) le nom de l'industriel héroïque qui refusa de livrer à l'ennemi le fruit de ses travaux et endura stoïquement la nuit des cachots avant de mourir pour la France, MAURICE RIPOCHE. Au carrefour d'Alésia, le nom de Victor Basch, fondateur de la LIGUE DES DROITS DE L'HOMME, assassiné avec sa femme.
Enfin, si tout le monde sait que le Commandant régional des FORCES FRANÇAISES DE L'INTÉRIEUR Rol-Tanguy eut son P. C. dans les catacombes dès le 19 août 1944, on sait moins que le CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE se réunit dans la clandestinité au printemps de 1944 sous la présidence de Georges Bidault, chez le célèbre Abbé Viollet, fondateur des Œuvres du Moulin-Vert, au n° 86 de la rue de Gergovie...
Malgré le symbole radieux que constitue l'avenue du GÉNÉRAL-LECLERC, modèle d'abnégation, d'audace, de discipline, de modestie, il reste dans notre XIV° des coins insalubres, trop de ces coins d'ombre où il est dur d'être BON puisqu'il n'y fait pas BON vivre.
Je souhaite que le XIV° de l'avenir, celui de nos enfants, soit dans tous ses quartiers et dans tous les sens, une Ville de lumière, de propreté, de santé, de bonheur... Souhaitons voir aménagée enfin la belle sortie prévue de Paris vers le Midi, à notre PORTE D'ORLÉANS, PLACE DU 25 AOUT... plutôt que de voir éventrée par une Autoroute du Sud l'avenue verdoyante du Parc-Montsouris...
Et surtout, surtout, que les habitants de l'arrondissement, héritiers et solidaires d'une si longue histoire, apprennent à le mieux connaître et à mieux aimer leur Ville, comme on aime le témoin de nos luttes, de nos souffrances, de nos joies et de nos espoirs.
mise à jour le 29/01/2010