PONTMARTIN 1873
XXXVI
NOTRE-DAME DE PLAISANCE
La plus petite et la plus humble de toutes les églises de Paris. Ce n'est pas une église, c'est une chapelle, et quelle chapelle! Une grande chambre carrée, avec un maitre-autel au fond, et c'est tout. Elle est située rue Saint-Médard, prés de la chaussée du Maine, dans le XIV" arrondissement.
Elle fut fermée le samedi 6 mai par des hommes du bataillon de Lemoussu, lesquels poussèrent la précaution jusqu'à emporter les clefs. Quatre jours après, le mercredi 10, on y établit le club des gardes fédérés, une réunion de purs démocrates, d'où le sexe faible était sévèrement exclu : ni hommes ni femmes, tous sans-culottes.
Mais l'église, on le comprend, n'était pas arrivée au 6 mai sans avoir eu à subir quelque perquisition de messieurs les communards. Le 31 mars, une bande d'insurgés s'y était présentée, à deux heures du matin, pour y faire des perquisitions; elle avait pour chef le sieur Louis Bertin, ouvrier typographe du journal la Marseillaise, dont nous avons déjà parlé, et à qui on avait confié les fonctions de commissaire de police; il est maintenant au bagne de Toulon, par suite de sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité.
Ce noble magistrat avait pour acolyte un ancien capitaine de corps franc d'Espagne, nommé Robert, qui avait également été chef de bataillon en Portugal; un type d'aventurier. C'était lui qui était censé commander la troupe. Ajoutons, comme particularité curieuse, que ce Robert demeurait, pendant le siégé, sous un nom d'emprunt, au n° 23 de la rue des Martyrs, dans la maison même qu'habitait, en 1826, le député Manuel, alors qu'il était intéressé dans l'exploitation des forges d'Herseronge (Moselle).
Nos perquisitionneurs nocturnes se tirent ouvrir les portes de l'église, et, après de très longues recherches, ne trouvèrent ni armes, ni munitions, ni rien de suspect, mais seulement deux cercueils, déposés dans les caveaux, après les formalités légales, depuis près de trois semaines; ils renfermaient les corps de deux personnes de la banlieue, mortes à Paris et que leurs parents devaient faire transporter dans les cimetières de leur localité.
— Voyez-vous, s'écria Bertin d'un air triomphant, ces canailles-là ont caché les cadavres des bons républicains qu'ils ont assassinés !
— Arrêtons-nous le calottin? demanda le capitaine venant d'Espagne.
— Attendez ! il n'y a pas encore de motifs suffisants.
Une heure après, et quoique les motifs suffisants fussent toujours les mêmes, Louis Bertin, muni cette fois d'un revolver, se présenta de nouveau à l'église et arrèta M. l'abbé Blondeau, curé de la paroisse. Il lui l'ut affirmé tout d'abord qu'il n'avait qu'à aller à la mairie pour fournir des explications sur les deux cercueils ; mais l'avare Achéron ne lâche pas sa proie. Le typographe Bertin tenait un prêtre, il voulait le garder; et le lendemain matin, à neuf heures, il le conduisait lui-même à la Conciergerie, d'où il fut bientôt transféré à Mazas.
Nous avons dit, à propos de M. l'abbé de Garat, de la paroisse Saint-Martin, mis en liberté contre ,600 fr. que la Commune se contentait de rançonner certains otages, M. l'abbé Blondeau fut classé parmi ces derniers, et pendant sa détention à Mazas, des agents de Raoul Rigault lui proposèrent de le renvoyer à sa paroisse moyennant la somme de 3,000 francs (le tarif variait selon les arrondissements). M. le curé refusa, ne voulant devoir sa liberté qu'à la constatation de sa parfaite innocence.
Aussi resta-t-il trente-cinq jours à Mazas, et il n'en sortit que grâce à l'intervention secrète d'un nommé Coppens, d'origine belge, que Protot , son ami intime, venait de nommer juge d'instruction. Convaincu que M. le curé n'avait commis ni crime ni délit Il le fit sortir de prison à l'aide d'un déguisement et le lit conduire à Charenton sous le costume d'un ambulancier de la Commune. C'est ainsi que M. le curé de Notre-Dame de Plaisance échappa aux griffes des communaux.
Ajoutons que Coppens, qui désapprouvait les excès de l'insurrection, employait l'autorité dont il disposait à faire délivrer des détenus innocents; il en lit mettre quatre-vingt-deux en liberté. Aussi le conseil de guerre, ayant égard à sa conduite, ne l'a-t-il condamné qu'à un mois de prison. Il va sans dire que M. le curé de Plaisance fut témoigner en sa faveur.
Le 14. avril, le même Bertin, escorté de six fédérés à l'air sinistre, se présenta à l'église pour la troisième fois. Il arrêta M. l'abbé Orsa, premier vicaire.
— Citoyen, lui dit-il, je vous arrête.
— De quoi suis-je coupable?
— Ça ne vous regarde pas.
— Comment ! ça ne me regarde pas
— Silence!... ou je vous fais emballer par mes hommes. (Historique.)
Puis le féroce commissaire lit ouvrir toutes les armoires de la sacristie et s'empara de quelques poignées de gros sous qui se trouvaient dans un tiroir; il les fit compter par les gardes nationaux et demanda ensuite les clefs des troncs de l'église.
Le vicaire avant répondu qu'il ne les avait pas, il fit défoncer tous ces troncs; l'argent lut recueilli dans des képis et poilé à la sacristie, où il fui constaté qu'il s'y trouvait deux cent et quelques francs. On dressa procès-verbal et on porta cet argent à la mairie. Bertin se mit alors à rechercher les vases sacrés et fit ouvrir tous les tabernacles des autels, qui étaient vides. Dans la sacristie, il ne restait que deux anciens calices dont le pied était en cuivre. Le commissaire, irrité, dit qu'il savait que l'église possédait un calice en or ; le vicaire lui fit observer qu'il n'en existait pas un seul dans Paris; que les calices, en apparence d'or, n'étaient qu'en vermeil.
Cette opération de M. le commissaire Bertin dura près d'une heure. Quand elle fut terminée, notre homme dit en riant :
— C'est égal, si j'avais fait ça sous l'Empire, j'en aurais eu pour dix ans de travaux forcés.
Bertin était en veine. Il se rendit au domicile de M. l'abbé Orsa, oh il s'empara d'une somme de 155 fr. qu'il trouva dans un secrétaire ; puis il mit les scellés sur toutes les portes. Et comme l'ecclésiastique lui fit observer qu'il avait besoin de sa chambre à coucher :
— C'est inutile, repartit cyniquement le magistrat de la Commune, vous allez coucher à la préfecture de police.
M. l'abbé cependant ne fut pas emmené sur-le-champ; on le laissa libre, à la condition qu'il se présenterait, le soir même, au commissariat de police de la rue Delambre. Il pouvait fuir dans l'intervalle; il préféra tenir sa parole. Il se rendit donc rue Delambre, oh les bureaux de police regorgeaient de prisonniers. Mais, durant la soirée, un contre-ordre arriva, et il fut renvoyé chez lui.
De pareils faits se produisaient souvent, et il ne pouvait en être autrement, puisque membres de la Commune, maires, adjoints, commissaires de toute sorte, délégués de tout nom voulaient tous gouverner, commander, arrêter et emprisonner en dépit les uns des autres.
C'est le mercredi 10 mai que s'ouvrit le club. Il était présidé par un homme établi du quartier, qui n'a jamais été inquiété, et que, pour cette raison, nous ne voulons pas nommer. L'assistance n'était pas très nombreuse. L'ordre du jour était : Des moyens de défendre Paris.
Un nommé Thibaut, sous-lieutenant des Vengeurs de Flourens, proposa de remplir de poudre les égouts des voies principales et d'y mettre le feu si les Versaillais avaient l'audace de franchir l'enceinte de la ville. Ce moyen fut repoussé, mais à une faible majorité. Un sieur Fronsègues, du 195' bataillon, dit qu'il fallait faire usage des bombes Orsini, très propres à jeter la déroute dans les régiments. Un orateur ayant fait remarquer qu'il faudrait, pour agir efficacement, une énorme quantité de ces projectiles, il s'éleva à ce sujet un débat qui nous a paru très curieux aujourd'hui, et que nous reproduisons d'après un témoin oculaire, spectateur assidu du club.
" Le citoyen Protier, sous-lieutenant au 85eme bataillon. — Il y a en ce moment dans Paris cinq fabriques de bombes Orsini : elles sont situées à Charonne, à la Villette, à Bercy et à Montrouge. Malheureusement, elles n'ont qu'un très petit nombre d'ouvriers. Néanmoins, elles pourront livrer, d'ici à la fin du mois, de douze à quinze cents bombes.
" Une voix. — Pas davantage?
Le sous-lieutenant. — Songez donc que cet engin demande une grande précision, et qu'il faut, pour le fabriquer, beaucoup de temps et de soins.
Une voix. — Il faut multiplier les fabriques.
" Le sous-lieutenant.— Citoyens, l'argent fait défaut. Jusqu'à présent, c'est l'Internationale qui a pourvu à toutes les dépenses; mais les fonds qu'elle a donnés sont sur le point d'être épuisés. Il faudrait adresser une demande à la Commune.
" Le citoyen Joseph Persico, ex-professeur de musique, demeurant passage Tocanier, 2 t : — u Citoyen, je suis membre de l'Internationale pour les sections de la gare d'Ivry et de Bercy réunies, et je puis attester que ce qu'a dit le citoyen sous-lieutenant est très exact.
" J'ajouterai même qu'un fabricant de bombes que je ne veux pas nommer, a reçu 470 francs qu'il a employés à son usage personnel. C'est une escroquerie... " (Bruit, rumeurs.)
Après une très longue et très vive discussion, la réunion nomma une commission de trois membres, chargée, au nom du club, d'aller exposer à la Commune la situation où se trouvait la fabrication des bombes Orsini. C'est la seule assemblée, croyons-nous, qui se soit occupée de cette question. Elle décida en outre que les femmes, les vieillards et les enfants seraient chargés spécialement de jeter les bombes sur le passage des troupes, tandis que la population valide se battrait aux remparts.
Parmi les individus qui avaient été chargés de fabriquer des bombes Orsini, se trouvait un nommé Jacques Sivain, âgé de 38 ans. Avant la guerre, cet indi¬vidu, moitié artiste, moitié vagabond, avait pour industrie de courir les établissements publics, où, moyennant 5o centimes, il faisait des portraits au crayon, parfois fort ressemblants.
Petit, bossu, contrefait, la tête enfoncée dans les épaules, Sivain rappelait le Quasimodo de Notre-Dame de Paris. Il avait l'existence la plus désordonnée que l'on puisse concevoir. Aujourd'hui les poches pleines d'or, demain dans la misère, il vivait en lazzarone, sans souci du lendemain, couchant tantôt dans une belle chambre d'hôtel et tantôt sous les ponts. Il n'avait jamais voulu accepter d'emploi, préférant cette vie de bohémien à la régularité et à la tranquillité que le travail aurait pu lui donner.
C'est par l'influence et l'intermédiaire de Varlin, membre de la Commune, qu'il avait obtenu les fonds nécessaires pour faire semblant de fabriquer des bombes, car en réalité il ne s'occupait que de bien vivre. Sa prétendue fabrique était située au fond de la cité des Fleurs, à Batignolles. Il demeurait, lui, rue des Abbesses, 57, à Montmartre, dans une chambre garnie. Jacques Sivain fut fusillé le 28, au parc Monceaux. Quant à Persico, nous présumons que lui aussi a été tué pendant la bataille des rues.
Nous n'avons donné qu'une esquisse très rapide du club de Notre-Dame de Plaisance ; mais nous pensons que nos lecteurs sont suffisamment édifiés sur les idées qui s'y débitaient. De plus longs détails seraient superflus. Du reste, malgré son communardisme très avancé, ce club vécut sans faire grand bruit. La dernière séance eut lieu le dimanche 21 mai.
Les pertes de l'église ont été évaluées à environ 8,000 francs.
mise a jour le 09/10/2009