Notre Dame du Travail

Extrait d’un mémoire de maîtrise de M. Jean-Hugues Simon-Michel
Deuxième Partie : La mission

CHAPITRE IV : L'EGLISE NOTRE-DAME DU TRAVAIL

     La construction d'une nouvelle église n'est, pour Soulange-Bodin, qu'une oeuvre parmi d'autres, qui doit, comme toutes les oeuvres, modifier l'image de la religion dans les mentalités et rendre le culte plus attrayant.
     Mais le vocable Notre-Dame du Travail, aujourd'hui si surprenant, n'est pas dû à Soulange-Bodin. La responsabilité en revient à Lesort, l'un des vice-présidents de l'Union Fraternelle du Commerce et de l'Industrie, ce syndicat patronal chrétien fondé par Léon Harmel. Il propose également de dédier chaque pilier à un corps de métier, comme au Moyen-âge (1). Il est intéressant de noter que l'hommage ainsi rendu au Travail n'émane pas des travailleurs eux-mêmes, mais d'une initiative patronale. C'est encore à Lesort que l'on doit la statue de Notre-dame du Travail, offerte par soixante industriels de soixante industries différentes, tous membres de l'Union Fraternelle du Commerce et de l'Industrie (2). Sculptée par Lefèvre, spécialisé dans l'art religieux, cette vierge sulpicienne trône sur un socle monumental orné de truelles, compas, marteaux, scies équerres, etc.
     L'architecture de la nouvelle église est en revanche tout à fait originale, bien qu'elle ne soit pas exempte de contradictions. Notre-dame du Travail présente en effet un curieux mélange de modernité et de plagiat. La façade n'est qu'un piteux exemple de ce style néo-roman, alors très en vogue, que l'on dut amputer de ses deux tours pour des raisons d'économie (3). Les murs de la grande nef, qui contient jusqu'à deux mille personnes, sont en briques, portés par une structure métallique dans laquelle on a encastré les vitraux. Mais l'intérêt majeur de l'édifice réside dans la charpente et les colonnes métalliques. L'emploi du fer dans les églises remonte au moins au Second Empire, avec par exemple Saint-Augustin à Paris. Mais la structure métallique était dissimulée par une décoration néo-médiévale. Elle est en revanche parfaitement apparente à Notre-Dame du Travail, ce qui à l'époque était encore réservé aux édifices utilitaires.
     La décoration intérieure présente les mêmes contrastes, puisque les chapelles latérales sont ornées de fresques Art nouveau, dont les guirlandes de feuillage dessinent un arc de cercle, lointain rappel des voûtes médiévales. Ces arcades Art nouveau accueillaient des toiles en demi-lune du plus pur style "pompier" qui ont disparu aujourd'hui.
     Ce contraste étonnant reste mystérieux : nous ne savons presque rien des intentions de ceux qui ont conçu cet apax architectural.
     Les biographes de Soulange-Bodin insistent sur la parenté entre la charpente métallique et l'architecture d'une usine.
     Il fallait que l'ouvrier se sente chez lui dans ce sanctuaire du Travail, pour que l'église ne soit pas perçue comme étrangère dans le faubourg (4). Cette idée ne laisse pas de séduire, mais elle n'est malheureusement étayée par aucun texte de Soulange-Bodin. L'Echo de Plaisance insiste seulement sur la vue plus dégagée que laissent les colonnettes de fer,
     par opposition aux massives colonnes de pierre. Il n'est d'ailleurs pas certain que l'emploi du fer soit dû à Soulange-Bodin : le projet date peut-être de l'abbé Grenier. Il n'existe en effet aucune trace de correspondance entre les curés successifs et l'architecte Astruc.
     Ce dernier est lui-même un personnage assez obscur. Né le 11 Novembre 1862 à Avignon d'un père lui-même architecte, et vraisemblablement d'origine juive, Jules Godefroy ASTRUC fut l'élève de Victor Laloux, architecte de la gare de Tours et de la gare d'Orsay. Le reste de son oeuvre ne présente pas la même originalité que Notre-Dame du Travail, notamment l'église Saint-Hippolyte (1909-1911 et 1922-1924) avenue de Choisy : un pastiche néo-médiéval entièrement en pierres, commandé par l'industriel Panhard. Il construisit encore des châteaux, des chapelles, des écoles et des maisons particulières mais rien de vraiment audacieux, et mourut à Laigle le 4 février 1955 (5). Il est donc permis d'imaginer que c'est bien à Soulange-Bodin que revient le mérite d'avoir choisi le fer pour son église. Mais le fer présentait aussi l'avantage d'être meilleur marché que la pierre, avantage déterminant pour une église financée par souscription populaire.
     L'idée de construire une église n'était pas nouvelle, puisque le petit édifice de bois de la rue du Texel ne devait être, à l'origine, que provisoire. C'est le curé Grenier qui lança la souscription en 1888. Mais elle n'eut guère de succès : à son départ en janvier 1896, l'abbé Grenier n'avait rassemblé que deux cents mille francs environ (6). Il avait pu, néanmoins, dès 1892, acheter le terrain, situé entre la rue Guilleminot et la rue Vercingétorix, grâce à un don d'une amie de Soulange-Bodin (7). Soulange-Bodin, à son arrivée, put donc entreprendre la construction de la crypte, qui fut inaugurée en 1898 et servit immédiatement aux patronages et aux confréries.
     A partir de 1897, on peut aisément suivre les progrès de la souscription, grâce au supplément de L'Echo de Plaisance, qui publie le détail des dons, avec le nom, et parfois l'adresse du souscripteur. Il est cependant impossible d'avoir une idée précise du nombre des donateurs étrangers à la paroisse, car l'adresse manque parfois, et de très nombreux dons sont anonymes. Mais on ne peut manquer, en lisant ces listes, d'être frappé par l'importance des donateurs résidant dans les beaux quartiers, ou bien portant un nom d'apparence nobiliaire, et surtout par le nombre des curés de province. Il ne faut pas s'imaginer que la minorité catholique a financé sa propre église, en dépit des troncs et des quêtes organisées par le curé. Qui plus est, les dons d'importance normale (de cinquante centimes pour les paroissiens à deux cents francs ou même parfois cinq cents francs pour les plus aisés) n'auraient jamais suffi, quoique nombreux, à rassembler la somme nécessaire sans une série de dons exceptionnels et providentiels. Le ler décembre 1900, la souscription atteignait seulement trois cent quatre vingt douze mille francs, soit 2,5 fois moins que le devis estimatif. Un don de soixante mille francs permet de reprendre provisoirement les travaux. Mais Soulange-Bodin se décourage, et selon Mgr Chaptal, songe même à démissionner. C'est alors qu'une sorte de miracle se produit : à l'issue d'une neuvaine, en mars 1901, le curé reçoit en quatre jours un don de cinquante mille francs, deux dons de treize mille francs, et une promesse de cinquante mille francs en cas de guérison d'une maladie à Lourdes (8) dont on apprend, le mois suivant, qu'elle s'est produite (9). Le curé se décide alors à ordonner l'achèvement des travaux; et à mesure que ceux-ci avancent, les dons supérieurs à mille francs se multiplient.
     L'église est finalement inaugurée en mai 1902. Elle a coûté un million cent vingt six mille neuf cent onze francs, ce qui est relativement peu, grâce à sa structure métallique. La souscription a rapporté neuf cent soixante mille deux cents francs seulement au 31 décembre 1902 (10). Soulange-Bodin n'arrivera jamais à combler le solde, car les recettes deviennent très faibles après l'inauguration. Il devra donc combler le déficit avec sa fortune personnelle (11).
     Mais rassembler près d'un million par souscription était déjà un bel exploit pour un curé de faubourg, et supposait une intense propagande, dont les archives diocésaines ont conservé les traces. Entre 1888 et 1896, l'abbé Grenier s'est apparemment contenté de lancer des appels au clergé à travers la Semaine religieuse de Paris et quelques tracts peu nombreux (12). Il est vrai que la somme à rassembler était alors moins importante, car le devis estimatif s'élevait à trois cent cinquante mille francs seulement en 1892, et à quatre cent soixante mille francs en 1895. Avec l'arrivée de Soulange-Bodin, la propagande pour la souscription change de rythme : le nouveau curé fait preuve, comme pour les autres oeuvres, d'un remarquable sens de l'organisation et de l'efficacité. Sans parler du supplément spécial de L'Echo de Plaisance, les archives diocésaines ont conservé une dizaine de tracts et prospectus différents, dont l'un est une sorte de petite brochure accompagnée de luxueuses gravures; peut-être s'agit-il de celle dont parle L'Echo de Plaisance d'avril 1897 et qui fut tirée à cent mille exemplaires' On trouve enfin aux archives des liasses de lettres imprimées, mais imitant une écriture manuscrite, et destinées à solliciter la charité par la poste. Le dynamique curé avait rédigé deux modèles pour ces "mailings" avant la lettre : l'un pour les laïcs, et l'autre pour les clercs.


     Notes :
(1) L'Echo de Plaisance, avril 1897.

(2) L'Echo de Plaisance, juin 1897.

(3) La façade du projet initial est reproduite dans le guide de l'abbé Duplessy : Paris religieux, guide artistique, historique et pratique, Roger et Chernovitz, Paris, 1900, p-297.

(4) Cf. Mgr. Chaptal, p. 75.
"L'église devait rappeler à l'ouvrier son usine afin qu'il se sentît chez lui, dans son milieu habituel, entouré de matériaux de fer et de bois que sa main transforme tous les jours. Elle devait être, comme l'usine, un édifice où le travail spirituel fût incessant".
La Semaine religieuse de Paris reprend cette idée presque mot pour mot, dans la rubrique nécrologique de Soulange-Bodin.
"M. Soulange-Bodin avait rêvé d'une église qui fût une usine, qui en eût l'aspect extérieur, où l'ouvrier se sentit chez lui, dans son milieu habituel, entouré des matériaux de fer et de bois que sa main transforme tous les jours, et qui par un mystérieux prodige fût devenue la maison du Bon Dieu".

(5) M. R.H.Guerrand affirmait curieusement, lors du colloque Une journée d'histoire à Notre-dame du Travail, que la date de sa mort est mystérieuse. Celle-ci est pourtant régulièrement consignée sur l'acte de naissance dans les registres de l'état civil d'Avignon.

(6) le total des recettes s'élève à deux cent trois mille sept cent cinquante francs le ler mars 1895 (Archives diocésaines).

(7) Cf. Mgr. Chaptal, p. 72.

(8) L'Echo de Plaisance, avril 1901.

(9) L'Echo de Plaisance, mai 1901.

(10) L'Echo de Plaisance, janvier 1903.

(11) Cf. Mgr. Chaptal, op. cit., p. 84.

(12) S.R. 12 mars 1892, un numéro en 1894; 23 mars 1895 notamment. Deux tracts de l'abbé Grenier seulement sont conservés aux Archives.

29 02
Liens
Retour à la page 01 de la visite de NDT
Retour à itinéraire
Retour à culture
Retour au sommaire du site

Paroisse Notre Dame du Travail
La voix du 14°

Pour nous donner des commentaires ou des informations, evariste.lefeuvre@club-internet.fr

mise a jour le 12/11/2007