Notre Dame du Travail

L 'ABBE VIOLET
par M.L. COTTARD

    

    Si j'ai accepté, dans le cadre de cette journée, d'aborder, sans qualification particulière quant au vaste thème du christianisme social, la présentation succincte de la vie et de l'oeuvre de Jean VIOLET, c'est d'abord parce que j'ai, de longue date, été fasciné par le microcosme à l'étrange destinée que fut Plaisance. Cette attirance a été chez moi depuis près de soixante ans, puisqu'elle remonte à mon enfance, un effet secondaire d'un intérêt passionné pour le 19ème siècle. Le 19ème siècle, et pourtant c'est d'un homme dont l'action a eu pour base temporelle les années 1901 à 1914 que je vais parler, mais la contradiction n'est qu'apparente, car le quartier de Plaisance a vraiment été, jusqu'au oublié du 19ème siècle en plein Paris. Je sais de quoi il s'agit, j'ai vu delà du milieu de notre 20ème siècle, un espace échappé du temps, un îlot cela de l'intérieur, à partir des petites années 20, quand mon grand-père (né en 1849) m'emmenait chez ses vieux amis des rues Vercingétorix (Vercin comme on disait alors), de l'Ouest ou de Vanves (Raymond Losserand actuelle) et jusqu'à nos présentes années 80, où sont en train de mourir ou d'être transplantés les derniers survivants des autochtones Plaisanciens, que mes activités associatives m'ont permis de bien connaitre.

    Vers le milieu de l'automne de 1901, arrivait à Notre-Dame du Rosaire, tout au fond de Plaisance, au bout de l'interminable rue de Vanves, un vicaire de 26 ans, fraîchement ordonné prêtre : celui qui, quelque quarante années plus tard, nommé chanoine honoraire de Notre- Dame de Paris, devait rester, dans l'histoire sociale de notre temps, le Chanoine VIOLET, appellation dont on a pu dire à juste titre lui ressemblait bien peu. C'était alors un superbe jeune-homme, débordant de santé et de vitalité. Petit-fils d'un soyeux, non de Lyon, mais de Tours, fils d'un membre de l'Institut, professeur à l'Ecole des Chartes, c'était un rejeton typique de la bourgeoisie catholique. Ses biographes, qui se trouvent être ses disciples, n'ont pas vraiment explicité (si je puis me permettre ce néologisme) sa vocation sacerdotale. Elève plutôt moyen à Louis-le-Grand, adolescent élégant, mondain et, nous dit-on, plein de charme, il plaisait aux jeunes-filles de bonne famille qui l'entouraient. Néanmoins, dès après son bachot, il devait confirmer à son père sa décision d'entrer au séminaire, déjà évoquée devant ses parents. Le membre de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres ne fit pas d'objections à son fils, mais, avec l'autorité paternelle en honneur à l'époque, il lui imposa d'abord de faire des études approfondies d'histoire de l'Eglise, puis un assez long séjour en Autriche comme étudiant. Enfin, de sa propre initiative, Jean VIOLET fut durant plusieurs mois employé dans une maison de commerce du Sentier (lointaine relation, peut-être, des activités de soyeux de l'aïeul). Là-dessus, sa vocation n'ayant pas faibli, il entra au Séminaire d'Issy, où, semble-t-il, les choses ne se passèrent pas trop bien. En témoigne sa correspondance avec sa mère, dans laquelle, sans aucunement se plaindre des autres, il se plaint amèrement de lui-même, s'accusant de manquer d'humilité, de travailler avec mollesse et déclarant que le moindre sacrifice lui coûte. Ses maîtres étaient pour le moins perplexes, et c'est apparemment sans regret qu'ils le virent partir, à l'issue de la première année, pour faire, selon la loi militaire en vigueur pour les hommes en cours d'études, son volontariat d'un an... Il "fit son régiment", comme on disait encore naguère, à Limoges, et fut tout de suite noté comme "le plus intelligent de la Compagnie" à laquelle il était affecté, ce qui était probablement vrai, mais pour le motif extraordinaire que, "ayant parfaitement compris les leçons de gymnastique", il avait du premier coup franchi le portique dans les règles. Ses supérieurs militaires ne pouvaient guère se douter, en effet, que ce séminariste était un sportif accompli (bien qu'un peu rouillé peut-être par douze mois de régime sulpicien). Peu après, il se distinguait en pleine avenue des Bénédictins (menant à la caserne du même nom) en arrêtant net un cheval emballé...

    C'est avec une solide réputation de casse-cou, peu conforme à l'état ecclésiastique, qu'il revint à Issy au bout de cette année de récréation sous les drapeaux.

    A ce moment, l'agitation née de l'affaire Dreyfus battait son plein, déchaînant des fureurs opposées. Paul VIOLET, le membre de l'Institut, se rallia à la frange de la bourgeoisie française qui fut convaincue de l'innocence du Capitaine Dreyfus. Jean et ses frères (il en avait deux) se rallièrent à l'opinion de leur père. Au séminaire, Jean VIOLET, que son caractère entier et même impérieux n'incitait pas à se taire, proclama ce qu'il estimait vrai et dénonça l'injustice dont il était certain.

    Cela n'arrangea pas ses affaires, et les maîtres de Jean l'invitèrent à "aller quelques temps prendre soin de sa santé dans sa famille". C'est ce qu'il fit, mais un autre se serait probablement dé- tourné alors de la vocation. Il n'en fut rien, et, entre-temps, les choses s'étant décantées comme on sait, il revint à Issy, reprit le cours de ses études... mais ne fut pas admis à l'ordination collective à la- quelle, normalement, il eût dû figurer. La cause de cette exclusion n'était pas disciplinaire, elle était canonique ou, si je puis me permettre ici cette expression, règlementaire : Jean VIOLET n'avait pas encore reçu les ordres mineurs...

    Avait-on voulu lui donner un temps supplémentaire de réflexion ? Je ne le crois pas, car, enfin, ses maîtres, hommes de savoir et d'expérience, décelaient aisément les vocations douteuses. Avait-on voulu lui faire payer son comportement, son absence de docilité, son athlétisme, voire sa prise de position dreyfusarde ? Les Sulpiciens voyaient sûrement plus loin que ces questions pédagogiques ou partisanes. Il est vraisemblable que c'est le tempérament de cet homme de chair et de sang qui les inquiétait. Et aussi, me semble-t-il, l'espèce d'individualisme dans l'action qui animait paradoxalement celui allait être bientôt le créateur et le moteur de tant d'oeuvres collectives. Jean VIOLET prenait donc un retard notable sur ses condisciples, dont beaucoup étaient sans nul doute moins bien doués que lui et de moindre vocation.

    Va alors intervenir un étonnant coup de pouce, qui donnera libre cours au destin de l'impétueux mais encombrant élève d'Issy :

    Si la chronologie que j'ai trouvée dans la documentation dont dispose la Société Historique du 14ème est bien exacte, quoique très étonnante, c'est en moins de deux mois que Jean VIOLET reçut successivement les ordres mineurs, puis fut ordonné au terme d'une curieuse errance :

      29septembre 1901, sous-diaconat en la chapelle des Missions étrangères de la rue du Bac ;

      13 octobre 1901, diaconat en la chapelle des Pères du Saint-Esprit de la rue Lhomond, à la Montagne Sainte Geneviève ;

      20 Octobre 1901, prêtrise en la chapelle du Rosaire de la rue de Vanves.

    Le tout, bien entendu, avec dispense et, au moins pour l'ordination, sur l'ordre exprès du Cardinal Richard, archevêque de Paris.

    Nous voici revenus à Plaisance, que nous ne quitterons plus, et je peux presque dire que j'en ai terminé avec la biographie de l'Abbé VIOLET, car sa vie va désormais se confondre avec ce qu'il fit en cette terre de paupérisme ouvrier.

    Mais d'abord, qu'était-ce que Plaisance, du triple point de vue, cher à notre Société Historique, du terroir, du peuplement et de l'habitat. Et, tout de suite, pourquoi ce nom, pour ainsi dire antinomique, pour un quartier aussi déshérité ? Tout simplement, parce qu'un lotisseur et même le premier d'entre eux en date, par-dessus le marché promoteur immobilier avant la lettre, avait bâti là, à partir de champs de choux et de carottes et de parcs d'agrément particuliers morcelés, une sorte de grand village pour rentiers et commerçants retirés, sous le règne de Louis-Philippe. On était en ces lieux, chose généralement oubliée, sur le territoire de Vaugirard. Et c'est si vrai que notre toute théorique Porte de Plaisance, nom administratif, est située dans le 15ème arrondissement, au-delà de la Porte Brancion, alors que la limite du 14ème est à la Porte de Vanves.

    Ce promoteur, nommé Chauvelot, avait élevé de petites maisons d'un étage, avec combles, dotées d'un jardinet par derrière, constructions en médiocres matériaux. Et les petits bourgeois balzaciens s'installèrent, gens d'âge mûr et sans enfants, dans cet éden à la portée de leur imagination, hors des limites de l'octroi, la fameuse enceinte des Fermiers Généraux, et au voisinage de la campagne, les Vanves et les Issy rêvés. Par malheur, dès 1845, Plaisance se trouva enfermé entre le mur précité de la ferme et l'énorme rempart militaire des Fortifications de M. Thiers, cependant que la ligne du de fer de l'Ouest coupait en deux, du côté du futur 14ème arrondissement, le lotissement de Chauvelot...

    Or, à partir du Second Empire, et plus spécialement de 1855, année de la première Exposition universelle et du grand lancement des immenses travaux haussmanniens, une foule de travailleurs venus de province et même de l'étranger n'avaient cessé d'arriver à Paris. Cet afflux s'était multiplié dans les années 60, qui furent celles de gloire et de prospérité du régime impérial. Le maximum fut atteint avec l'extra- ordinaire Exposition universelle de 1867, dont la préparation et la construction durèrent près de deux années.

    Comme celle de 1855, et comme toutes celles qui suivirent sous la 3ème République, 1878, 1889 et 1900, cette manifestation internationale eut pour cadre la rive gauche de la capitale, et plus particulièrement la partie qui fut, à la suite de l'agrandissement de Paris jusqu'aux Fortifications, le 7ème arrondissement. Or, observation inédite, c'est nécessairement en majeure partie sur le territoire des arrondissements populaires de cette rive gauche, c'est-à-dire les 13ème, 14ème et 15ème, que vinrent loger les nouveaux venus, travailleurs de tous les corps du bâtiment et ouvriers sans spécialité, manouvriers, comme on disait alors. C'est le 14ème qui reçut le plus grand nombre de ces "émigrés" ou immigrants, de par sa position centrale, et naturellement sur Plaisance, devenu un des quartiers de l'arrondissement, ainsi que sur le Petit-Montrouge, voire sur les abords désertiques de Montsouris (alors quartier de la santé), mais non ou peu sur Montparnasse.

    Alors, deux phénomènes socio-économiques se produisirent : tandis que les constructions haussmanniennes et post-haussmanniennes du nouveau Paris et de l'ancien Paris remodelé par le grand Préfet, étaient en pierre de taille, dans Plaisance s'élevèrent, à côté des bicoques de Chauvelot, de grands immeubles de cinq et six étages (ou moins), bâtis en mauvais mœllons revêtus en façade d'une mince couche de plâtre. Au rez-de-chaussée, était établi le plus souvent un marchand de vin (en argot parisien, un "chand'vin", un zinc ou un troquet), lequel était le propriétaire ou le "principal locataire" de la maison, avec droit de suzeraineté sur les locataires des minuscules logements ou, dans la plu- part des cas, des chambres meublées. En bas, c'était le fameux assommoir de Zola, avec les incroyables mixtures qui se débitaient à l'époque, le "vin bleu", les alcools dits "de fantaisie" et la terrible absinthe. Impossible aux locataires d'échapper à la dîme prélevée par le "comptoir", à travers la salle duquel il fallait très fréquemment passer pour atteindre l'escalier menant aux étages. Les "mauvaises payes" qui voulaient se soustraire à ce supplément au loyer du garni étaient tout de suite repérés, il leur était vite cherché querelle, et à la première occasion, dispute ou retard au paiement de la "semaine d'avance", c'était la mise à la porte.

    Je voudrais me garder de tout manque de respect à l'égard de quelque province que ce soit, mais enfin il faut bien dire que ces maisons avaient des enseignes telles que "Hôtel de la Creuse", "de la Corrèze", "de l'Aveyron", "du Morvan", "du Cantal", "de l'Allier", mais, ne soyons pas racistes ! J’ai relevé aussi des Hôtels de la Meuse, de Normandie, du Poitou, du Mont-Blanc et des Charentes, etc... C'est bien ce qui prouve que, contrairement à ce que certains ont écrit, ce n'est pas du tout la proximité de la gare Montparnasse qui a été la cause du peuplement ouvrier de Plaisance. Cette proximité a pu y contribuer, mais les Vendéens n'émigraient pas vers Paris, et les Bretons, nombreux à y venir, se groupaient aux proches abords du terminus, aux lisières extérieures du quartier et surtout dans le 15ème arrondissement.

    Ce phénomène social que j'ai, voici quelques années, dans la Revue de notre Société Historique, qualifié "d'hôtellariat", s'étendit bien entendu aux quartiers populaires du 13ème et, pour le 15ème, aux quartiers de Javel et de Grenelle, où l'on retrouve les mêmes noms d'hôtels.

    Simultanément, des immeubles proprement d'habitation avaient été construits. On les appelait des "maisons ouvrières", avec des logements d'une pièce, plus une minuscule cuisine et, en mettant les choses au mieux, un poste d'eau par étage, "sur le palier" ; mais, le plus souvent, l'eau était "à la fontaine", c'est-à-dire dans la cour. Et le système du marchand de vin était si profitable, que l'on vit de tels immeubles se transformer en "hôtels garnis" (c'est le contraire qui se produit depuis deux ou trois décennies).

    Bien entendu, le propriétaire ou le "principal locataire" avait le droit absolu de faire expulser sans délai tout locataire de maison ouvrière n'ayant pas réglé son loyer le 8 du mois, jour qu'on appelait le "petit terme", par opposition au "terme" proprement dit des maisons bourgeoises à loyer trimestriel, le 15 du 3ème mois de chaque trimestre civil. Ni le chômage, ni la maladie n'étaient des causes de, délais. Dans les hôtels meublés, la "procédure" était encore plus simple : l'intéressé voyait sa clé disparaître du tableau et pouvait encore s'estimer heureux quand ses pauvres effets, non ses meubles - n'avait pas un jour à perdre pour le plein rendement de son immeuble, et les candidats locataires ne manquaient pas. Les ménages étaient admis, mais "ni enfants ni animaux" était la règle de fer presque partout appliquée.

    La femme avait une autre servitude : c'était celle du lavoir. On s'expliquerait difficilement comment des tenanciers de lavoirs purent à cette époque faire des fortunes foncières représentées par de multiples immeubles dans les bons, voire les beaux quartiers de Paris (fortunes dont certaines existent encore), si l'on ne savait pas qu'outre sa place (de 10 à 20 centimes pour une lessive), la ménagère devait, précisément pour obtenir cette place, réserver tous ses achats de savon, d'huile, de conserves à l'huile, de pâtes, légumes secs et autres produits, à une sorte de boutique installée à l'intérieur de l'établissement...

    Quant au second phénomène socio-économique qui se manifesta au cours de la seconde moitié du 19ème siècle dans le quartier de Plaisance, comme dans son voisin du Petit-Montrouge, ce fut l'installation de nombreuses petites et moyennes entreprises artisanales et industrielles, relevant de tous les métiers, lesquelles profitèrent de l'ample réservoir de main-d'oeuvre à bon marché qui se trouvait là. Un nombre appréciable de ces maisons subsistent, transformées quant à la forme juridique, et cela malgré la disparition ou l'émigration vers les ban- lieues des plus importantes d'entre elles.

    C'est dans ce monde, encore évoqué de façon saisissante par le grand Rosny Ainé, en son superbe roman "Dans les rues", paru en 1912 (et l'auteur savait de quoi il parlait, car il avait vécu un quart de siècle à Plaisance et au Petit-Montrouge), c'est dans ce monde que tomba donc, en 1901, un fils de famille, devenu prêtre la veille, nommé Jean VIOLET. On remarque avec quelle hâte on a décidé en haut lieu d'expédier en "pays de mission" cette force de la nature : l'homme y usera l'ardeur de son tempérament et son allure imposante assomera son autorité. Le nouveau Vicaire contribuera à maintenir dans la pratique la population, voire entrainera des conversions. Car, bien entendu, les habitants de Plaisance ne sont plus guère que nominalement des paroissiens. Les enfants sont certes baptisés, vont au catéchisme et font leur première communion, on se marie à l'église après la cérémonie devant Monsieur le Maire, mais bien rares sont les persévérants parmi les hommes et même parmi les femmes jeunes. Les femmes d'âge forment le gros des fidèles.

    Toutefois, il y a à Notre-Dame du Rosaire quelque chose de spécial, une sorte de communauté de prêtres du faubourg, formée d'hommes tranchant sur la routine ecclésiastique. Ils ont nom SOULANGE- BODIN, CHAPTAL, BOYREAU et BURET. Le premier est celui qui a créé les œuvres du Rosaire, sortes de "postes missionnaires". On vous en a parlé tout à l'heure : ce sont, outre des patronages pour filles et pour garçons, une école de petites filles, une des premières écoles ménagères de France, un atelier-école de serrurerie, une Société de secours mutuels, deux coopératives (construction et consommation), un organisme de travail à domicile pour la défense du salaire des femmes qui font de la couture chez elles, un fourneau qui fournit des repas à très bon marché, enfin un cercle catholique d'ouvriers... Tout cela a été édifié par l'abbé SOULANGE-BODIN, en une douzaine d'années à partir de 1884, mais le fondateur est maintenant curé de Plaisance, avec la charge d'y construire l'église Notre-Dame du Travail.

    On donne à Jean VIOLET la direction du cercle ouvrier et, tout de suite, qu'on me permette le mot, il s'y "embête". Ce genre d'association, lancé avec succès par la Tour du Pin, et Albert de Mun après la Commune, et conçu comme des lieux de rencontre, d'échanges, de récréation et de piété, décline depuis vingt ans. Les partis républicains et les syndicats ont inéluctablement attiré les masses labo- rieuses (comme on disait alors). Pour VIOLET, ce n'est ni de l'apostolat religieux, ni de l'action sociale : jouer aux cartes ne servait qu'à tuer le temps (et à se chauffer en hiver), après quoi 15 % des participants songeaient à s'adonner tant soit peu au culte.

    VIOLET veut faire tout autre chose, et il a découvert quoi : la misère ouvrière a été pour lui une révélation. Il a fait très vite une analyse approfondie de la situation matérielle et morale des ressortissants de la paroisse ; il a cerné la "condition humaine" dans ses causes et ses effets, et il a défini le vice de base de cette société où la fin de siècle se prolonge interminablement : le logement. Avant de faire du prosélytisme, c'est à cela qu'il faut s'attaquer : dès juillet 1902 - il n'est là que depuis un semestre ! - il fonde la "SOCIETE DU LOGEMENT OUVRIER", avec pour objectif le relèvement des familles misérables par l'organisation du foyer. C'est une association non confessionnelle, relevant de la toute récente loi de 1901. VIOLET va évidemment là à contre-courant des hautes sphères catholiques : en plein combisme au pouvoir, il vient de créer une organisation neutre, accueillant et aidant, sur le plan du logement, quiconque est en difficulté, catholique ou non, pratiquant ou non. La Société comporte une Caisse des loyers, dont le fonctionnement préfigure le régime, encore bien lointain, de l'allocation-logement. Cette Caisse intervient efficacement pour éviter le drame des expulsions. Si, pourtant, le locataire a fait trop tard appel à la Société, la Caisse sauve le mobilier, dont les brocanteurs ne donneraient que quelques francs, ce qui conduirait le ménage au garni et à la déchéance irrémédiable. Plus tard, la Société, étendue du 14ème à plus de la moitié des Arrondissements, achètera des mobiliers modestes, mais suffisants, pour en faire don aux nouveaux foyers les plus démunis.

    Reconnue d'utilité publique en 1911, sous le titre d'Amélioration du Logement Ouvrier, la Société aidera deux associations d'habitations à bon marché : le Foyer et la Société des Logements Economiques pour Familles Nombreuses ; puis, à la veille de la Grande Guerre, une société nouvelle, l'Habitation Familiale qui, grande innovation, construisit des maisons individuelles dans Paris.

    Finalement, l'œuvre installa son siège rue du Moulin-Vert, et ce nom romantique lui resta, en commun avec celles dont les fondations suivirent. Car les œuvres dont Jean VIOLET sera l'initiateur, le fondateur et l'animateur infatigable, vont se succéder. Et je ne puis que les énumérer :

    En 1905, c'est l'Union des Œuvres du 14ème arrondissement, visant à une coordination rationnelle, qui pût éviter les inconvénients de la dispersion de l'action sociale. Plus tard, ce sera un Groupement des Unions d'Œuvres, ouvrant la voie à des unions par spécialités, qui verront le jour après 1918.

    En 1908, c'est l'Ecole libre d'Assistance privée, pour la formation des visiteurs des familles, chargés de dispenser l'assistance éducative, et ayant eux-mêmes grand besoin d'être formés à cette tâche délicate. L'enseignement s'en étendit du domaine charitable aux connaissances sociales, avec travaux pratiques et études de quartier.

    Mais la grande initiative, l'œuvre majeure de l'Abbé VIOLET, fut l'ASSOCIATION FAMILIALE, qu'il avait créée dès Septembre 1902. Il s'agit d'un organisme ouvert à toutes les familles, même n'ayant qu'un enfant, même n'en ayant pas encore. L'accès n'en est donc pas réservé aux familles nombreuses, et la revendication de droits spécifiques à celles-ci n'entre pas dans ses objectifs. Le point doit être souligné, car ce sera la base de grandes difficultés pour Jean VIOLET après la première guerre mondiale. Les familles adhérentes, toutes ouvrières à l'origine, bénéficient certes de services d'entr'aide et de mutualité, et même culturels, mais elles doivent avoir dépassé le stade de l'assis- tance. Elles se confortent entre elles par leur existence même et leur indépendance.

    Eclaireurs non confessionnels du Moulin-Vert, Œuvre de Secours à l'Enfance malheureuse, aérium, maison familiale de colonie de vacances en Bretagne, préventorium dans les Yvelines : j'en passe et j'en oublie, car VIOLET a tant fait qu'on en arrive à se demander s'il n'a pas vécu plusieurs vies... Et l'argent lui était venu de toutes les sources : catholiques, israélites, protestantes, athées même.

    Nous voici en 1914 : un monde va mourir, celui du 19ème siècle. Il est affreux de dire qu'un million quatre cent mille hommes tués vont faire de la place aux survivants, mais c'est vrai. Jean VIOLET, qui a déjà près de 40 ans, part comme brancardier. Il connait jusqu'au bout les horreurs des tranchées, où son chemin croise celui du Père THEILLARD de CHARDIN. Il stupéfie les plus robustes combattants par sa force athlétique, va chercher les blessés et les rapporte dans les lignes, par deux à la fois s'il le faut (après tout, il a deux mains !). Aumônier volontaire en 1917, il suit les terribles offensives de la terrible année, armé de sa pipe et de son optimisme irrémédiable, ne déclarant insupportable pour lui qu'une seule épreuve, l'impuissance dans l'effort. Offert en permanence aux balles, il ne finit par être blessé, mais grièvement, que peu de temps avant le 11 Novembre 1918. Il a quatre citations, dont il ne parlera jamais, et la Légion d'Honneur que ne lui avait pas valu son action sociale de précurseur.

    Ses biographes nous disent que, de 1919 à sa mort en 1956, ce fut pour Jean VIOLET le temps des grandes réalisations : Confédération Générale des Familles, épanouissement de l'ensemble du Moulin-Vert, action de précurseur dans le domaine de l'éducation sexuelle et, dans l'ordre religieux, Association du Mariage Chrétien... Il éprouva d'ailleurs bien des mécomptes, notamment lors de la scission entre les "familiaux" et les "natalistes". Je suis porté à penser, mais ce n'est que mon opinion, que ses véritables grandes réalisations furent celles qu'il implanta dans le 14ème et, plus particulièrement, dans Plaisance, au début du siècle. Tout le reste, tout l'immense reste, se produisit par l'effet démultiplicateur des premières entreprises et du prodigieux besoin d'activité de Jean VIOLET. Malgré une bibliographie déjà assez importante, l'histoire complète n'en est pas encore écrite. Je m'arrête donc nécessairement, en cette brève évocation, à l'homme parti du Moulin-Vert en 1914.

    Une chose me frappe : en son testament spirituel, dont le texte est fort beau, Jean VIOLET ne fait pas la moindre allusion, dans les grâces qu'il rend à son Dieu, à l'immense œuvre sociale accomplie. Il dit expressément qu'il a "consacré sa vie entière à l'Eglise Catholique, en tant qu'elle est la gardienne de la vérité révélée". Aucune mention d'un appui céleste, mais seulement aux "bienfaits spirituels dont il a été gratifié". A-t-il pensé comme beaucoup d'autres, au terme d'une longue existence associative, qu'il avait labouré la mer ?

   

   
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mise a jour le 31/12/2011