"LE CATHOLICISME "FIN DE SIECLE"

par René REMOND

     Des interventions de cet après-midi, la mienne sera la plus générale et apparemment la plus éloignée du prêtre dont nous célébrons aujourd'hui le souvenir, l'Abbé SOULANGE-BODIN, curé de cette église : je me propose seulement de dessiner l'environnement dans lequel il a exercé son ministère, d'évoquer le climat du temps et de restituer l'état d'esprit des contemporains. Ce n'est aucunement diminuer les mérites d'une personnalité ni méconnaître son originalité que de la replacer en son temps et dans son milieu : c'est se donner la possibilité de voir comment sa pensée et son action s'inscrivirent dans l'histoire. C'est aussi pour nous une occasion de mieux méconnaître nos racines, d'identifier la tradition dont nous descendons et de témoigner notre gratitude à nos pères dans la foi : devoir de piété autant qu'exigence intellectuelle.

     L'histoire de l'Eglise en général et, singulièrement, celle des catholiques de France, est faite d'une succession de ruptures et d'alternances : c'est peut-être la façon d'exprimer dans le temps la richesse de la foi et de vivre la diversité de ses interprétations. La génération de l'Abbé SOULANGE-BODIN, autour de 1890, a connu un renversement d'attitude : elle rompt avec l'intransigeantisme qui a caractérisé le catholicisme des années 1860-1880, marqué par l'orientation intransigeante du pontificat de Pie IX, le Syllabus, la défaite de la France, le piétisme de l'après-guerre qui a trouvé une de ses expressions accomplies dans la dévotion au Sacré-Coeur, les pèlerinages des Assomptionnistes, la presse du Pèlerin et de La Croix. Cet âge du catholicisme condamnait globalement la société moderne, refusait tout dialogue avec les idées nouvelles, nourrissait la nostalgie de l'ordre ancien et ne désespérait pas de restituer la société hiérarchique traditionnelle. Le voeu national qui érigea la basilique de Montmartre et les Cercles catholiques d'ouvriers qui avaient pour devise Contre-Révolution, sont de bons exemples de cet âge. C'est avec cet état d'esprit que rompt la jeune génération de prêtres et de laïcs.
     Elle ne renonce pas pour autant à animer la société. Au contraire, c'est parce qu'elle brôle d'assurer la présence de l'Eglise dans la France nouvelle qu'elle se propose d'aller à sa rencontre. Plutôt que de jeter l'anathème sur lui, cette génération l'envisage avec sa sympathie. Au Congrès ecclésiastique de Bourges, en 1900, un prêtre du diocèse d'Albi, l'Abbé BIROT, prononça un discours qui fit date et marqua profondément ses auditeurs. Il exprime admirablement l'état d'esprit de sa génération. "Nous n'avons pas pardonné à la société moderne de s'être faite sans nous... Nous n'avons pas assez aimé notre XIXème siècle... Il faut aimer son pays tel qu'il est... Pour l'aimer ainsi, il faut le connaître... De son temps, il faut aimer les idées... les hommes... les choses".
     Un sentiment de confiance irrésistible inspire ce jeune clergé ; pourquoi le christianisme aurait-il perdu son pouvoir d'attraction ? En cette fin de siècle, il porte son regard sur le siècle prochain et ne doute pas que l'avenir appartienne à l'Eglise. Il a le sentiment de vivre, comme d'autres avant lui et d'autres à sa suite, un printemps de l'Eglise.
     Le mouvement puise en partie son inspiration et trouve des encouragements dans les orientations de Rome ; la figure de Léon XII jouit d'un immense prestige. Ses initiatives, l'invitation à se rallier à la République (1890), l'Encyclique Rerum Novarum (1891) tracent la voie. L'ultramontanisme change de contenu et de signification. Hier, il cautionnait le refus de l'adaptation et justifiait l'attachement au passé, voilà qu'il oriente les esprits vers l'avenir et les invite à l'initiative.
     C'est alors comme une résurrection : le catholicisme sort de son linceul et dépose les bandelettes qui l'enserraient. Un grand frémissement parcourt le clergé : il découvre en lui des forces qu'il ne soupçonnait pas ; un champ immense s'offre à son action. Il brôle d'employer ses forces neuves. A l'invitation du Pape, il sort de la sacristie et aspire à reprendre la direction des esprits que sa longue bouderie lui avait fait perdre. Il se jette en toutes sortes de directions.
     Découvrant le pouvoir de l'opinion dans une société démocratique, il entreprend de s'adresser à elle par le moyen que le progrès met à sa disposition : le presse. Depuis 1883, La Croix est devenue quotidienne ; quantité de Croix diocésaines lui font cortège. En vertu du raisonnement qui se fait jour alors : si Saint Paul vivait de nos jours, il serait journaliste, nombre de prêtres se font journalistes : Edmond LOUTIL, plus connu sous le pseudonyme de Pierre L'ERMITE, DABRY, NAUDET, GARNIER, ROBLOT (alias Jacques DEBOUT). Les années 1850-1860 avaient été celles de l'apparition des Semaines Religieuses ; les années 1890 sont celles de l'éclosion des bulletins paroissiaux. Nombre de curés comptent sur cette publication pour relayer le sermon et atteindre les paroissiens qui ne viennent pas à l'église. Les 5 et 6 septembre 1899, se tient à Notre-Dame de Plaisance, un congrès des bulletins paroissiaux. D'autres renouvellent l'éloquence sacrée et remplacent les sermons par les conférences contradictoires. Le Chanoine DESGRANGES en prononcera plus de trois mille.
     D'autres, ou les mêmes, s'engagent dans le combat politique : l'Abbé LEMIRE est élu en 1893 à Hazebrouck, l'Abbé GAYRAUD est candidat dans le Finistère en 1897.
     Aller au peuple est leur mot d'ordre commun ; il convient de combler le fossé que l'Eglise a laissé se creuser entre elle et le peuple ; il faut lui témoigner la sollicitude des catholiques. D'où une efflorescence extraordinaire en un temps très court d'oeuvres sociales, secrétariats sociaux, mutuelles, syndicats, qui obéissent à deux inspirations : l'une pastorale, pour qui c'est une voie de l'évangélisation, et l'autre caritative qui vise à soulager la misère, à corriger les inégalités, à remédier aux maux sociaux et à améliorer la condition des travailleurs. L'ensemble de ces initiatives et de ces réalisations donne un corps au catholicisme social. C'est le temps des oeuvres, SOULANGE-BODIN est un pionnier.
     L'Abbé VIOLET en est un autre, qui fonde en 1902 les Oeuvres du Moulin Vert. Ces oeuvres se développent plus particulièrement dans les arrondissements périphériques, tel le XIVème, qui font figure de faubourg aux yeux des habitants anciens de la Capitale et accueillent le petit peuple chassé du centre par la spéculation et les grands travaux. Cette génération répudie l'individualisme : elle suscite, crée, favorise, développe organisations et mouvements. C'est de cette fin de siècle que datent à la fois la naissance de l'Association Catholique de la Jeunesse Française (1886), le Sillon (1894), les cercles d'études que fédère autour de Lyon la Chronique du Sud-Est, les premiers patronages, le développement des sociétés de gymnastique. Ces jeunes prêtres veulent sortir de l'isolement, rompre avec l'individualisme de leurs prédécesseurs, ils aspirent à se rencontrer. Aussi l'initiative de l'Abbé LEMIRE d'organiser un congrès où ils se retrouveraient, estelle accueillie avec enthousiasme. Quelques 700 prêtres répondirent à son appel et se retrouvèrent, au soir du 24 aoôt 1896, à Reims dans la salle des Rois ; l'Abbé SOULANGE-BODIN en était. Ses confrères le tiennent même pour si représentatif, qu'on l'invite à prendre place sur l'estrade à côté des prélats et des organisateurs, à l'égal de l'Abbé GIBIER, curé de Saint Paterne d'Orléans, qu'on appelait le premier curé de France. Il interviendra à plusieurs reprises dans les débats. Son vicaire, l'Abbé BOYREAU, qui le seconde à Plaisance, fait partie du comité d'organisation. Signe que nous sommes bien au coeur de ce clergé actif, dont les deux congrès de Reims (1896) et de Bourges (1900) exprimeront à merveille les espérances, la générosité sacerdotale et le zèle apostolique.
     Ce printemps de l'Eglise sera bref ; l'élan sera brisé prématurément par la crise moderniste et la répression qui s'abat sur le clergé de France. Dès avant la fin du pontificat de Léon XIII, le mouvement éveillait la suspicion de la Hiérarchie. Mais n'est-il pas permis de discerner, dans les initiatives de ces prêtres, l'annonce des grandes réalisations des années 30 ? Leurs intuitions furent autant d'anticipations dont nous pouvons mesurer à un siècle de distance la portée historique. N'avais-je pas raison de dire en commençant, que l'évocation de ce passé nous révélait nos racines et nous donnait l'occasion de nous acquitter d'un devoir de piété reconnaissante ?
     par René REMOND Conférence du 2/3/1986

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mise a jour le 28/11/2007