Notre Dame du Travail

Extrait d’un mémoire de maîtrise de M. Jean-Hugues Simon-Michel
Deuxième Partie : La mission (suite : page 73 à 109)

CHAPITRE II : LES OEUVRES


   I - Les œuvres du Rosaire (A)*..
   II - Les œuvres de Notre-Dame du Travail (B)*
   III - Apostolat et action sociale : le problème de la confessionnalité des œuvres (C)*
    
   
   L'action missionnaire suppose un point de contact où aborder le peuple. Le prêtre missionnaire doit donc être un homme d'œuvres. C'est ce "Plan de campagne" que développent des Lettres à un séminariste
   "Pour atteindre les travailleurs dans leur ensemble et sur une vaste échelle, il faut descendre sur le terrain qui les intéresse et dans lequel ils se cantonnent, celui des intérêts matériels; il faut créer pour eux des œuvres d'assistance et des œuvres économiques et sociales assez bien organisées pour pouvoir lutter avec les œuvres similaires socialistes ou franc-maçonnes.
   Quand vous aurez fait cela, vous n'aurez pas converti le peuple;
   Mais vous l'aurez préparé à la conversion. Vous avez préparé son esprit en lui montrant que le prêtre qu'on dépeint si mauvais n'est pas ce qu'on veut bien lui dire [...] Vous aurez préparé son cœur [...] Du coup vous aurez gagné sa confiance " (1)*..
   Ces œuvres sont développées de façon exemplaire par Soulange-Bodin. Ce sont elles qui assurent sa notoriété dans le milieu des catholiques sociaux et des démocrates-chrétiens. Ce sont elles que viennent visiter de nombreuses personnalités, telles que le célèbre évêque de Saint-Paul, aux Etats-Unis, Mgr. Ireland (2)*., l'économiste italien, Toniolo (3)*., le R.P. Rutten, Lord Halifax, le cardinal Mercier, Albert de Mun, Piou, le marquis de Voguë (4)*., ou plus modestement les membres de La Société d'Économie sociale (5)*..
   C'est que Soulange-Bodin ne se contente pas de développer des œuvres de charité ou d'éducation. Il cherche également à toucher ses fidèles dans leurs loisirs comme dans leur travail, dans leur vie familiale comme dans leurs problèmes économiques. L'individu se trouve ainsi enserré dans un réseau complet qui embrasse tous les âges et toutes les activités. C'est toute la vie qui est alors infusée par l'Eglise.
   François Veuillot avait bien vu que c'est dans cette cohérence d'ensemble que réside l'originalité des œuvres de Plaisance :
   "Si chacune des œuvres établies au Rosaire existe également sur d'autres points, nulle part ailleurs on ne trouve un ensemble aussi complet, ni aussi frappant, ni aussi bien coordonné" (6)*..
   On a pu dire que les catholiques de cette époque s'étaient enfermés dans une contre-société. Il est certain que les œuvres de Soulange-Bodin témoignent d'une ouverture sur de nouveaux milieux et de nouvelles mentalités. Mais c'est bien une société chrétienne, une chrétienté, qu'il cherche à édifier au cœur d'un faubourg laïcisé.
   
A - Les œuvres du Rosaire

   Les œuvres du Rosaire sont, répétons-le, distinctes des Œuvres de Notre-Dame du Travail. Elles forment le groupe le plus ancien et le plus complet. Elles sont, pour la plupart, fondées entre 1885 et 1895.
   Tous les ouvrages et les articles qui parlent de Soulange-Bodin s'étendent largement sur ces œuvres; mais aucun ne donne de renseignements aussi complets et aussi détaillés que le livre de François Veuillot : Apostolat social : les Œuvres du Rosaire au faubourg de Plaisance
(7)*..
   Sur la coopérative de production, c'est son article dans La Quinzaine qui est le plus précieux; enfin sur les patronages, le livre de Max Turmann, Au sortir de l'école est sans doute exhaustif.
   On peut regrouper les œuvres en quelques grandes catégories : les œuvres de charité, les œuvres de jeunesse et d'instruction, les loisirs, les œuvres économiques et sociales, les œuvres de piété.
   1). Les œuvres de charité
   Ces œuvres constituent sans doute l'aspect le moins original du Rosaire. Elles ne touchent qu'une partie de la population, et surtout elles placent l'indigent dans une situation passive, qui ne l'incite ni à chercher du travail, ni à faire preuve d'initiative et de responsabilité. Or ces valeurs sont particulièrement en honneur à Plaisance. Soulange-Bodin se méfie donc de ceux qu'il appelle les "professionnels de la misère"
   "Vous les verrez toujours les premiers à toutes les distributions. Vous les connaîtrez à l'air impérieux avec lequel ils sollicitent un don qu'ils se croient dû, ou aux injures qu'ils vous adresseront si l'aumône que vous leur accordez n'est pas à la hauteur de leur attente. [...] Il n'y a rien à faire pour les changer, ils sont inguérissables. Ils se sont habitués à leur misère et s'y plaisent" (8)*..
   Il reste que ces œuvres de secours, traditionnelles dans l'Eglise, sont indispensables pour venir en aide aux "provinciaux dévoyés", aux vieux, aux victimes de la maladie et à celle du chômage. Elles sont d'ailleurs, pour la plupart inexistantes à l'arrivée de Soulange-Bodin.
   Ces œuvres, plus encore que les autres, font largement appel au bénévolat et à la générosité des laïcs aisés et de "dames charitables", qui ne sont guère nombreux dans le quartier (9)*., mais qui sont en relation avec les prêtres du Rosaire.
   - Les Amis des pauvres est la plus ancienne de ces œuvres. Elle n'est pas née du Rosaire, mais s'y est plus ou moins rattachée par la suite. Elle n'a donc pas été fondée par Soulange-Bodin. Elle rassemble des dames charitables qui vont chercher les pauvres dans les taudis et les amènent une fois car semaine à l'Église. Ceux-ci reçoivent en échange une livre de pain. Si l'on cherchait vraiment à entrer en contact avec le peuple, selon le mot de Soulange-Bodin, pour lui montrer une image nouvelle du prêtre et de l'église, ce genre de troc n'était sans doute pas des plus efficaces.
   - Les confrères de Saint-Vincent de Paul jouaient bien entendu un rôle important dans les secours à domicile aux plus démunis.
   - L'œuvre des dames patronnesses rassemble cent dames patronesses autour de dix zélatrices. Chacune apporte un franc par mois. La somme n'est pas excessive, mais ces dames, qui sont souvent de la paroisse, appartiennent généralement aux classes moyennes.
   - L'œuvre du chiffon, s'adresse aux fillettes riches, qui confectionnent avec des guenilles des habits pour les poupées des pauvrettes. Il s'agit d'une sorte d'annexe de la Fourmi.
   - L'œuvre de la Fourmi rassemble des dames riches qui s'engagent à fournir tous les ans deux lainages ou deux vêtements sortis de leurs mains.
   - L'œuvre du Vestiaire ressemble à la Fourmi, mais s'adresse aux femmes du peuple. Celles-ci offrent deux ou trois heures de leur travail chaque semaine pour confectionner des habits avec de vieux vêtements. Elles n'ont donc pas à fournir la matière première.
   
   - Le dispensaire de la rue Durand-Clave a été fondé par Soulange-Bodin, puis cédé à la Croix-Rouge deux ans plus tard, car il était trop dispendieux.
   - L'œuvre du pain de saint Antoine dépend des sœurs garde-malades de la Congrégation du Saint Nom de Jésus. Chaque mardi, les sœurs distribuent des miches achetées avec l'argent du tronc de saint Antoine, pendant qu'on dit une messe pour les donateurs. - La soupe populaire du Rosaire est sans doute la plus importante de toutes les œuvres. Elle fonctionne pendant les mois d'hiver et fait une sélection entre les nécessiteux. Les familles recommandées sont servies à la cuisine avant l'ouverture et emportent la nourriture chez elles; les autres se présentent au guichet. On y sert cinq cents à huit cents soupes par jour (10).
   
   2) Les œuvres de jeunesse et d'éducation
   Les œuvres de jeunesse et d'éducation sont sans doute celles qui ont connu le plus grand succès, ce qui n'est pas pour surprendre, car les patronages connaissent alors un grand succès dans toute la France.
   Mais les patronages de Soulange-Bodin, au Rosaire comme d'ailleurs plus tard au Travail, se distinguent par l'originalité de leurs principes pédagogiques qui insistent sur l'importance de l'initiative et de la volonté. Dans un numéro du Courrier du Rosaire (11), l'abbé Boyreau instruit longuement
   Le procès du système disciplinaire "de caractère tout administratif" des lycées publics et des collèges privés. En privant ainsi les enfants de liberté, "on les dispense d'agir et de penser par eux-mêmes. On réduit l'élève à un rôle passif".
   L'auteur se plaint des conséquences économiques de ce système éducatif qui "enlève au Français le goût des entreprises", et qui dirige ses ambitions vers le "fonctionnarisme gouvernemental". Mais il déplore surtout les conséquences morales de "ce moule établi pour la moyenne des intelligences et des caractères, [...] qui étouffe ce qu'il y a de trop noble et de trop généreux dans l'âme".
   Ses critiques se fondent sur l'idée que la morale nécessite, non un conformisme disciplinaire, mais une volonté trempée
   "Les vertus que l'on forme à l'abri des intempéries de l'air libre, dans une profonde ignorance des luttés morales et matérielles de la vie et des difficultés sans nombre qu'on y rencontre, ces vertus sont bien vite ébranlées quand elles n'ont plus leur abri protecteur".
   C'est pourquoi l'abbé Boyreau énonce clairement les principes qui guident l'organisation des œuvres de jeunesse du Rosaire.
   "Dans nos patronages, tous nos efforts tendent à diriger nos enfants, mais en les apprenant à penser et à vouloir par eux-mêmes. Nous cherchons à développer leur initiative et à n'étouffer quoi que ce soit des forces vives que Dieu à mises dans chaque âme". (12)
   Dans une notice sur les œuvres du Rosaire, il dit encore :
   "Nous cherchons à développer leur initiative [ ...] Nous cherchons à ce que récompenses et punitions ne soient que des stimulants, jamais le motif déterminant de l'accomplissement d'un devoir. Nous pensons aussi qu'il n'est pas bon que l'enfant soit retiré du contact du reste du monde". (13)
   Ces principes semblent avoir pour l'abbé Boyreau une portée universelle; et, de fait, Soulange-Bodin développe des critiques analogues contre l'éducation des prêtres dans "les serres chaudes des petits séminaires"(14). Mais à vrai dire, ces principes pédagogiques prennent une valeur particulière en milieu populaire. En effet, une éducation confinée semblerait non seulement nocive, mais tout simplement inconcevable à Plaisance; car, sitôt sorti du patronage, l'enfant du peuple y est confronté à la corruption du faubourg. Si l'on veut faire de ces enfants le noyau d'une chrétienté retrouvée et vertueuse, il est indispensable, comme dit l'abbé Bovreau, de tremper leur volonté (15). La pédagogie a donc dû s'adapter à la pratique minoritaire des vertus et de la morale chrétiennes dans le quartier.
   Le dernier trait caractéristique des œuvres de jeunesse est le continuum complet qu'elles présentent de la prime enfance à l'âge adulte.
   - Le patronage des tout-petits s'adresse aux enfants de Catre à sept ans dont la mère est obligée de travailler. Il permet de libérer les plus grands qui peuvent ainsi fréquenter les patronages de grands. C'est une sorte de garderie prise en charge par les "bonnes dames".
   - Le patronage de garçons Saint-Joseph des Champs compte cinq à six cents enfants âgés de sept à treize ans. Turmann en donne une description détaillée, et reproduit in extenso le règlement (16).
   Le patronage répond à un souci de moralisation de la jeunesse devant "l'action annihilée de la famille", il s'agit de "soustraire les marmots à l'influence de la rue, l'école du vagabondage, avec son oisiveté et sa promiscuité"(17).
   Les activités y sont tout à fait classiques : jeux tranquilles (dominos, dames, billard), football, gymnastique, buvette, excursions. A ces loisirs se mêlent des activités religieuses : toujours un Salve Regina, une ou deux réunions d'instruction religieuse, et la messe le dimanche matin.
   Ces activités sont l'occasion de développer un certain nombre de valeurs morales. Guy Tomel relève en effet que "c'est le jeu qui révèle la personnalité de l'enfant : ses vices et ses vertus". D'autre part, il existe un système de bons points qui servent à payer à la buvette, mais qui peuvent surtout être transformés en monnaie, soit pour verser l'argent dans une caisse des pauvres, soit pour l'économiser en le déposant à la Caisse d'Epargne du Rosaire, où il est servi un intérêt de 4%. On dépose à partir de dix centimes; le total des dépôts du patronage atteint deux mille cinq cents francs. C'est déjà le dilemme entre l'épargne et la boisson qui est enseigné pour développer le sens de l'épargne.
   Mais ce sont surtout les structures de l'autorité qui reflètent les conceptions pédagogiques de Boyreau et de Soulange-Bodin, fondées sur la volonté, l'initiative et la responsabilité. Il existe bien sûr un directeur et un aumônier, assistés de confrères, c'est-à-dire de "jeunes gens de la classe cultivée", le plus souvent élèves de Stanislas, et qui ne viennent que le dimanche. Le directeur, l'aumônier et les confrères forment le conseil du Patronage qui se réunit une fois par semaine. Ils exercent des fonctions religieuses et des fonctions générales d'administration et de surveillance. Mais l'encadrement est assuré par les enfants eux-mêmes. Les enfants élisent des aspirants-dignitaires qui sont placés sous les ordres des dignitaires. Les dignitaires, qui se cooptent, sont choisis parmi les aspirants et doivent être âgés de neuf ans au moins. Ils ne bénéficient d'aucun avantage matériel, mais ils exercent une grande autorité. Ce sont eux notamment qui décident des punitions. Chacun est chargé d'une tâche particulière : la buvette, les agrès, les jeux tranquilles. Ils se réunissent après chaque après-midi devant le directeur et les aspirants-dignitaires, en assemblée générale, où chacun fait un rapport sur la journée.
   
   - Le petit cercle Saint-Joseph des Champs ou patronage des apprentis accueille les jeunes gens de treize ans au service militaire. Il prend donc la suite du patronage de garçons, auquel il ressemble beaucoup. On peut cependant y entrer sans avoir appartenu au patronage à condition d'être parrainé par deux membres, et après une période probatoire de trois mois. Le Cercle est créé à la rentrée de 1895, date à laquelle il se sépare du patronage. Il rassemble une centaine de jeunes gens.
   Les activités y sont sensiblement différentes : escrime, fanfare, théâtre, bibliothèque. Les conférences de vulgarisation avec projection ont remplacé l'instruction religieuse. L'assistance aux offices y est obligatoire; les membres absents doivent se faire excuser (18).
   Un des principaux avantages du Cercle est qu'il possède un bureau de placement. On y donne aussi des cours du soir pour les enfants sortis de l'école, et un cours professionnel de dessin.
   L'esprit du Cercle est voisin de celui du patronage. Sa devise est "Dieu, Famille, Patrie". On doit y verser tous les quinze jours un sou (cinq centimes) à la Caisse de secours mutuels, qui verse 2,50 F par quinzaine au camarade alité. On y retrouve surtout une auto-administration encore plus grande que dans le patronage, puisque les dignitaires élisent leur président, leur vice-président, leur trésorier et leur secrétaire qui forment le conseil. Il semble donc que l'auto-administration soit totale et que le clergé se cantonne dans un rôle d'aumônerie, en dépit du jeune âge des sociétaires, comme au Cercle des Hommes qui prend la suite des patronages après le service militaire.
   Ce système d'auto-administration constitue sans doute l'originalité majeure des patronages de Plaisance, et répond au souci de former une élite ouvrière catholique, capable de concurrencer les mouvements socialistes (19). Cette élite doit joindre le sens de l'autorité à l'initiative et à la volonté. Mais elle est bien entendu masculine. Si les œuvres féminines sont fondées sur les mêmes principes pédagogiques, l'auto-administration y est cependant moins poussée.
   Il existe une école libre catholique et deux patronages de filles au Rosaire.
   - L'école de Melle Ascher a trois cents élèves en 1893 20. En 1889, lors de la visite pastorale, elle n'en comptait que cent cinquante en maternelle et quatre vingt dans le primaire (21).
   - Un patronage est rattaché à l'école de Melle Ascher.
   - Un autre Patronage plus important est destiné aux élèves des écoles communales. Comme d'autres œuvres, il n'est pas né à l'initiative de Soulange-Bodin, mais d'une laïque, Melle Lefebvre, qui s'est ensuite jointe au Rosaire.
   Contrairement aux œuvres de garçons, ce patronage reçoit les jeunes filles de cinq ans à l'âge adulte. Elles sont groupées en trois sections : petites (cinq à dix ans); moyennes (dix à douze ans); et persévérantes. Elles sont trois cent cinquante, dont deux cent vingt écolières (petites et moyennes; la plupart quittant l'école au certificat d'études) et cent trente persévérantes.
   Les activités sont celles d'un patronage de filles : couture, etc. Comme chez les garçons, on y trouve une Caisse d'épargne pour apprendre à la ménagère à ne pas dilapider l'argent du loyer. On y fait aussi du théâtre, ce qui, à en croire les notes communiquées à M. Turmann par l'aumônier, l'abbé Schaeffer, n'allait alors pas de soi (22).
   Il semble qu'on insiste plus que chez les garçons sur l'activité religieuse, peut-être à cause du rôle de la mère dans l'éducation religieuse. Outre la place prépondérante du catéchisme, on encourage les plus grandes à œuvrer dans une Conférence de Saint-Vincent de Paul. On organise aussi pour elles des retraites fermées. On crée enfin une sorte d'émulation religieuse à travers trois congrégations. Les consœurs, qui se rassemblent pour prier, ont le droit de porter un ruban.
   - L'école ménagère fait concurrence au patronage, car les cours y sont donnés le jeudi et le dimanche, pour se combiner avec l'école ou l'apprentissage.
   Fondée en janvier 1897 grâce à un don, cette œuvre traduit les préoccupations hygiénistes et le souci de lutter contre la décomposition de la famille. Pour faire concurrence au marchand de vin, la mère de famille modeste doit apprendre à présenter un foyer et une table attrayants avec un minimum de moyens.
   - L'école professionnelle de jeunes filles, fondée en 1899 a pour but d'éviter un apprentissage souvent corrupteur et peu formateur. Elle est surtout destinée aux futures bonnes.
   3) Les œuvres de loisirs et d'éducation des adultes
   Dans une des Lettres à un séminariste (23), Soulange-Bodin s'en prend à un certain esprit janséniste qui a supprimé le plaisir au lieu d'en supprimer les abus. Pour lui, le plaisir est non seulement un moyen de conservation, qui entretient l'esprit paroissial, mais encore un moyen de conversion qui permet d'atteindre ceux qui ne viennent jamais à l'église.
   . On donne donc fréquemment des représentations de théâtre au Rosaire, qu'il s'agisse des garçons du Petit Cercle ou des filles de patronage; ou bien encore d'une troupe d'amateurs qui s'est formée parmi les apprentis, ou encore des "Sta" qui donnent une représentation sous la direction des époux Brunhes.
   . Les conférences du jeudi soir sont souvent accompagnées de projections. On y aborde tantôt des questions sociales ou d'actualité, tantôt des questions qui touchent à la religion : l'alcoolisme, les coopératives, l'enseignement populaire, la guerre hispano-américaine, Lourdes, Jeanne d'Arc, les chefs-d'œuvre de l'Art chrétien consacrés à Marie. On y entend parfois des orateurs de qualité : une conférence de l'abbé Naudet, le célèbre journaliste démocrate-chrétien réunit six cents à sept cents personnes. C'est dans ce cadre également que Mgr. Ireland vint prononcer une conférence, sous la présidence de Ferdinand Brunetière (24); ou encore Marc Sangnier, qui parle de Jeanne d'Arc en 1901 (25).
   . La bibliothèque, en revanche, a moins de succès. Ses quelque huit cents volumes ne sont lus que par un petit nombre de femmes et d'enfants.
   . Les conférences ménagères traduisent un peu le même souci de défense de la famille que l'école ménagère. Elles ont lieu une fois par mois seulement.
   Le Cercle des Hommes est dans la continuité du patronage et du Petit Cercle. Son règlement est identique à celui du Petit Cercle. Mais on n'y trouve aucune forme de pointage ou de contrôle d'assiduité. La liberté y est totale et on veut éviter que le Cercle ne nuise à la vie de famille. Outre la buvette et les jeux de carte, on y trouve une fanfare et une sorte de confrérie : l'Association du Sacré-Cœur. Le Cercle organise des promenades, voire de petits voyages, et notamment une visite au Val des Bois, l'usine de Léon Harmel en Champagne. Les hommes se rassemblent aussi pour la "messe des hommes" à onze heures le dimanche matin. Ils sont environ deux cents pour les grandes occasions.
   . Le succès du Cercle des Hommes, comme du reste celui du Petit Cercle, est donc tout à fait médiocre. C'est pourquoi l'abbé Viollet, lorsqu'il en fut nommé responsable, s'en désintéressa immédiatement. Ici comme ailleurs, il semble qu'après la communion solennelle les hommes se détachent de la religion.
   . Le Cercle d'Etudes sociales en revanche, ne s'adresse, par définition, qu'à une élite. Selon la brochure éditée par les œuvres, et que cite F. Veuillot,
   "On y éveille les idées, on les met en pratique, grâce au développement de la volonté et de l'initiative individuelle. Les ouvriers se pénètrent de l'idée d'association par eux-mêmes, salut de la classe ouvrière" (26).
   Les sujets abordés sont nombreux : le travail de la femme, les assurances ouvrières, le chômage, les salaires, l'apprentissage, les accidents du travail, le communisme. Pour animer ces débats, le Cercle invite parfois des catholiques sociaux ou des démocrates chrétiens, parmi lesquels on retrouve des noms célèbres : l'abbé Lemire, l'abbé Naudet, Mgr. Tiberghien, le comte de Vogué, les deux Brunhes...
   Le Cercles d'Etudes sociales est à l'origine d'un certain nombre d'initiatives concrètes, coopérative de production en serrurerie, ou l'Economie du Rosaire, sorte de société de placement collectif, qui recueille une cinquantaine d'adhésions trois mois après son lancement.
   Là encore, on retrouve donc le souci de former une élite ouvrière chrétienne, qui lui permette de s'entraider tout en échappant au socialisme. C'est ce que dit en toutes lettres François Veuillot :
   "On veut les mettre en situation de remplir ce rôle ou, disons mieux, cet apostolat du meneur, auquel on doit pousser les travailleurs chrétiens de bon sens et de cœur ferme" (27).
   4) Les œuvres économiques et sociales
   Ces œuvres constituent sans doute l'aspect le plus original du Rosaire, car ce domaine reste souvent étranger au clergé. Certaines cependant déjà largement répandues, tandis que d'autres sont franchement nouvelles.
   - L'Ouvroir est au nombre de ces dernières. Aux dires de J. Brugerette, Soulange-Bodin serait même un des premiers prêtres à établir ce genre d'œuvre dans sa paroisse (28). Il s'agit de procurer du travail à domicile aux femmes dont le mari ne peut pas subvenir aux besoins du foyer. Le travail à domicile était alors très répandu, mais sous-payé, car la plus-value était accaparée par des intermédiaires. L'œuvre a précisément pour but de remplacer ces intermédiaires, ce qui permet une meilleure rémunération de l'ouvrière. La mère de famille peut ainsi rester au foyer, ce qui est, ne l'oublions pas, l'idéal pour les catholiques sociaux tout en assurant un niveau de vie décent à sa famille.
   - La coopérative de production constitue un cas tout à fait rare au sein des œuvres catholiques; ce genre d'expérience étant généralement le fait des socialistes. Elle a frappé tous les commentateurs : F. Veuillot par exemple lui consacre un article dans La Quinzaine, L'Echo du Sacré-Coeur, dans un numéro consacré au Rosaire (29), s'interroge longuement sur son échec, Brugerette (30), qui évoque assez brièvement le Rosaire, lui consacre un long développement. L'œuvre est née du Cercle d'Etudes sociales en décembre 1895, sous le nom de "l'Ouvrière en Construction", mais elle est spécialisée en serrurerie. Elle tire son nom d'un projet initial qui embrassait plusieurs activités; une coopérative de construction verra d'ailleurs le jour un peu plus tard, mais disparaîtra très rapidement. La coopérative de serrurerie rassemble trente à quarante coopérateurs, des auxiliaires et des apprentis, soit au total une centaine de travailleurs. L'idée est qu'un salaire décent permettra de restaurer la vie familiale et le repos dominical; la femme pourra ainsi rester au foyer. Mais on estime aussi que le principe de la coopération rend une dignité à l'ouvrier en lui donnant conscience qu'il n'est pas une machine (31). Un ouvrier y gagne en effet quatre francs par jour, sans compter les dividendes, s'il est coopérateur, un contremaître huit francs, et le directeur quatre cents francs par mois. Pour un ouvrier qualifié ce salaire est peut-être un peu plus élevé que sur le marché, en ces années de baisse des salaires; mais l'avantage est limité.
   Une école d'apprentissage est également rattachée à la coopérative. Elle tient beaucoup à cœur à l'abbé Boyreau, car l'apprentissage est "une école d'irreligion et d'immoralisme" où les apprentis n'apprennent souvent pas grand chose, et sont privés de repos le dimanche. Pour le directeur de la coopérative, Henriet, il s'agit aussi de "former de bons contremaîtres chrétiens qui plus tard seront les maîtres de la situation ouvrière" (32).
   La coopérative réalise en 1897 un bénéfice de cinq mille francs pour un chiffre d'affaires de cent quatre vingt quinze mille francs. Ce résultat est honorable, mais il est dû en grande partie à la construction d'une chapelle pour les Rédemptoristes. On devine que les relations du clergé sont pour quelque chose dans cette commande... Bientôt la coopérative se heurte à un grave problème de fonds de roulement, résolu une fois de plus grâce aux relations de Soulange-Bodin... Qu'advint-il de cette coopérative 7 L'Echo du Sacré-Coeur, en novembre 1902, signale qu'en dépit de ses innombrables difficultés, la coopérative a survécu jusqu'à ce jour. Veuillot, dont les trois publications datent de 1901, 1902 et 1903, laisse entendre que la coopérative s'est maintenue. Niais H. Rollet, dont les informations sur le Rosaire sont de première main, affirme qu'elle a disparu en 1900 (33).
   - Le Secrétariat du peuple est une œuvre assez répandue qui suppose le bénévolat d'un avocat ou d'un juriste. Il s'agit de fournir gratuitement des conseils et des informations sur les problèmes juridiques ou techniques auxquels les ouvriers peuvent être confrontés.
   - L'Ouvrière est une coopérative de consommation fondée au début de 1897; elle n'eut guère plus de deux cent trente à deux cent cinquante adhérents, ce qui était insuffisant et tout à fait médiocre par rapport à ses concurrents socialistes (34). L'Echo du Sacré-Coeur, dans son numéro de novembre 1902, signale sa disparition.
   - La Société de Secours mutuels n'eut guère plus de succès, avec environ trois cents adhérents. L'abbé Buret, qui a fait part de ses souvenirs à H. Rollet, raconte d'ailleurs combien il avait été frappé de l'indifférence du public à l'égard de ces deux dernières œuvres, dont les assemblées générales étaient quasi-désertes.
   5) Les œuvres de piété
   Lorsqu'il présente son programme, dans les premiers éditoriaux de l'Écho de Plaisance, Soulange-Bodin distingue deux champs d'action : "la Mission", et "la Chrétienté". Ce dyptique a pour corollaire la distinction entre "œuvre de conversion", et "œuvre de conservation". Pour ne présenter aucune originalité, les confréries et œuvres de piété n'en sont pas moins, au regard de Soulange-Bodin, l'accomplissement de son apostolat.
   Ces œuvres semblent sensiblement moins développées au Rosaire qu'au Travail.
   Des confréries sont développées dans le patronage des filles et dans le Petit Cercle. Une confrérie s'est également développée au sein de la Société de Secours mutuels.
   Des retraites ouvertes, c'est-à-dire le soir à la chapelle, sont parfois organisées; et l'Adoration nocturne au Sacré-Coeur de Montmartre réunit chaque mois une douzaine d'hommes.
   L'Association de la Sainte Chapelle représente une sorte d'intermédiaire entre les œuvres de piété et d'éducation, les œuvres de conservation et de conversion. Elle se réunit tous les deux dimanches, à vingt heures, d'octobre à mai. Il s'agit de séances d'instruction religieuse pour les adultes, suivies de cantiques et d'une loterie "ajoutant à la nourriture des âmes un peu d'aliments temporels".
   Les œuvres du Rosaire forment donc un ensemble complet qui embrasse tous les aspects de la vie sociale, et qui parfois, pour une infime minorité de paroissiens il est vrai, prend l'individu totalement en charge de la naissance à la mort. Tel était sans doute le dessein de leur fondateur, même si toutes les œuvres n'ont pas connu le succès attendu.
   
B - Les œuvres de Notre-Dame du Travail

   Après sa nomination à la cure de Plaisance en 1896, Soulange-Bodin s'attacha à reproduire le réseau d'œuvres qu'il avait créé au Rosaire. Mais il ne renouvela pas l'expérience de certaines œuvres à caractère économique, tandis qu'il se consacra beaucoup plus aux œuvres de conservation. Au Travail, la Chrétienté ne le cède en rien à la Mission.
   Il n'existe pas pour le groupe du Travail de description exhaustive, analogue au livre de F. Veuillot. D'une manière générale d'ailleurs, tous les catholiques-sociaux et tous les historiens qui parlent des œuvres de Plaisance se réfèrent à Notre-Dame du Rosaire plutôt qu'à Notre-Dame du Travail. Mais ces œuvres sont toutes répertoriées chaque année à partir de septembre 1899
35 dans l'Echo de Plaisance.
   Les œuvres de charité sont au moins aussi développées qu'au Rosaire. On y trouve quatre conférences de Saint-Vincent de Paul : une pour les hommes et une pour chacun des trois patronages de garçons. Les sœurs garde-malades et les sœurs aveyronnaises ne font pas exactement partie des œuvres paroissiales, mais sont recensées par l'Echo. Les dames du monde peuvent participer à trois œuvres distinctes : l'œuvre des pauvres malades (visite à domicile avec les sœurs); l'œuvre des dames des faubourgs qui visitent les familles nombreuses et procurent des vêtements aux enfants selon leurs notes de classe; et l'œuvre des dames de charité qui se mettent à la disposition de M. le curé pour porter ses aumônes à domicile. Comme au Rosaire, un vestiaire rassemble les femmes du peuple qui confectionnent des vêtements pour les vieillards avec des guenilles. Outre le dispensaire antituberculeux de Melle Chaptal, il existe, trois portes plus loin rue Vercingétorix, un dispensaire généraliste affilié à la Société philanthropique et une clinique dentaire gratuite rue Vandamme. On trouve enfin un Fourneau (soupe populaire) animé par des religieuses 36.
   Mais Soulange-Bodin, dont on sait qu'il se méfiait des "professionnels de la misère", s'est efforcé de rationaliser la charité. Il s'en explique longuement dans L'Echo de Plaisance de novembre 1897 : "La vraie misère a honte de s'avouer en public". Désormais, pour recevoir des recours, il faut déposer une demande écrite au presbytère. Ceux-ci sont portés à domicile, après une enquête... L'expérience a sans doute enseigné à l'homme mûr la nécessité de ce genre de procédé. Mais dès lors, pour employer la terminologie de Soulange-Bodin, les œuvres de charité ne peuvent plus servir de "point de contact".
   Les œuvres de jeunesse connaissent le même succès qu'au Rosaire. Lorsque Soulange-Bodin est nommé curé, il existe déjà deux écoles congréganistes, l'école Saint Louis pour les garçons est tenue par les maristes, et compte 220 élèves dont 170 sont inscrits au patronage Saint-Louis (environ 60 présences le dimanche et 90 le jeudi). L'école Sainte Elisabeth, pour les filles, est tenue par les sœurs des écoles chrétiennes et compte
   450 élèves, dont une centaine de grandes sont inscrites au patronage Sainte Elisabeth 37(37). En 1903, ces écoles disparaissent. Deux écoles libres sécularisées prennent le relai, mais ne comptent, au total, que 300 élèves 38. Le patronage Saint Louis fusionne donc avec le patronage des écoles communales, Saint Paul 39.
   Pour les enfants des écoles communales, il existe deux patronages : Saint Paul pour les garçons; et Jeanne d'Arc pour les filles. Le patronage Saint Paul est en fait constitué de trois sections bien distinctes : le patronage des tout petits (six ans à neuf ans et demi) ouvert en novembre 1904 seulement qui compte 280 enfants , le patronage proproprement dit (neuf ans et demi à treize ans) qui en compte 250 , et le Cercle (treize à vingt et un ans) qui rassemble 150 jeunes gens. Le patronage Jeanned'Arc est de taille comparable, et il a la même structure par âge (ce qui n'était pas le cas au Rosaire) : le petit patronage compte 200 fillettes, le patronage 250, et le Cercle des jeunes filles 180 persévérantes (40).
   Ce sont donc quelque 1 300 enfants qui fréquentent les patronages du Travail.
   Il faut aussi tenir compte des patronages Saint Michel (garçons) et Sainte-Marguerite (filles) dans le quartier des Fourneaux, bien que Soulange-Bodin ait pensé un moment de créer un pôle religieux autonome dans ce quartier. Mais nous n'avons aucune source à leur sujet.
   Si l'on rajoute les quelque 1 800 patronnés (41) du Rosaire, on obtient un total qui doit se situer aux environs de 3.000 patronés au moins en 1905 dans la paroisse, pour 40.000 habitants. Ce chiffre est considérable si l'on tient compte de la concurrence des patronages laïcs.
   Il existe enfin un mouvement de jeunesse destiné à des jeunes gens non patronés, souvent issus de milieux plus avisés : l'Avant-garde.
   Les œuvres de loisirs et d'instruction ne sont pas moins développées. Signalons pêle-mêle le Cercle des Hommes, ou Cercle Jeanne d'Arc, les cours de solfège pour les hommes et les jeunes gens, la bibliothèque paroissiale ou les cours du soir de gymnastique et de dessin. La grande salle Jeanne d'Arc, construite par Soulange-Bodin, favorise les activités théâtrales, comme cette pièce anti-darwiniste L'Oncle Dindonneau, jouée par les jeunes de l'Union Nationale en février 1897. On y donne aussi trois cycles de conférences : des conférences mensuelles pour les hommes, et d'autres pour les jeunes gens, qui sont assurées par des conférenciers extraordinaires, et enfin des conférences hebdomadaires, à caractère pédagogique, avec projections. Il existe également des soirées paroissiales, comme au Rosaire, destinées à catéchiser les adultes : la conférence religieuse y est suivie d'une loterie gratuite.
   Mais une des principales innovations du Travail est constituée par les conférences chez les marchands de vin, à partir d'octobre 1904 (42)). Le quartier est divisé en secteurs; chaque semaine un nouveau marchand de vin est choisi, et les hommes du quartier sont invités à écouter un orateur sur des sujets religieux, moraux ou sociaux. On pensait ainsi tirer parti des structures de la sociabilité ouvrière pour l'évangélisation.
   L'école professionnelle ménagère est destinée à accueillir les futures bonnes à leur arrivée à Paris (43). Un patronage des jeunes bonnes lui est associé. Il s'agit de préserver les jeunes filles de l'univers corrupteur de la ville, et de leur garantir une place que, sans expérience, elles n'auraient peut-être pas trouvée.
   C'est également un souci de moralité, joint à des préoccupations hygiénistes, qui est à l'origine de l'Association des Mères chrétiennes. Cette Association réunit de jeunes mères de famille; c'est à la fois une œuvre de piété et d'instruction familiale, où l'on prodigue des conseils d'hygiène et d'éducation. L'Association publie chaque mois un article d'hygiène dans L'Echo de Plaisance, mais on n'y entre que sur recommandation, et après l'accord d'un comité de dames... Fondée en 1899, cette œuvre existait déjà dans de nombreuses paroisses; en janvier 1902, elle compte deux cent quatre vingt inscrits (44).
   Le Cercle d'Etudes sociales, et l'Union catholique du personnel des Chemins de Fer tentent de provoquer une réflexion sociale catholique chez les ouvriers, et de susciter un mouvement d'organisation des ouvriers catholiques.
   Le Travail n'est donc pas l'exact reflet du Rosaire : les œuvres économiques, les plus originales, n'y sont pas aussi développées, tandis que les œuvres de chrétienté, les œuvres de piété y sont particulièrement actives.
   Mais l'originalité du Travail n'est pas là : les dernières œuvres fondées par Soulange-Bodin n'ont aucun caractère social, et ne se comprennent que dans le contexte de guerre religieuse de la décennie 1900 : le Comité de Propagande catholique, qui groupe "un certain nombre d'hommes convaincus et énergiques pour répandre et exposer les idées catholiques" (45), le Comité de la Bonne Presse qui diffuse la Croix et les bons livres, parfois à des conditions préférentielles, l'Œuvre des journaux lus, qui récupère les Croix déjà lus pour les diffuser gratuitement, la Ligue de l'Ave Maria, qui prie et quête pour la paroisse, le Comité paroissial, émanation du Comité diocésain, qui surveille notamment l'enseignement des écoles laïques ou les publications scandaleuses (46).
   Ces œuvres nouvelles, qui occupent toute l'énergie de Soulange-Bodin à partir des premières années du siècle, se rattachent plutôt à son œuvre de défense religieuse qu'à son œuvre sociale. C'est la matière d'une autre partie.


C - Apostolat et action sociale : le problème de la confessionnalité des œuvres

   Toutes les œuvres sociales du Rosaire et du Travail présentent un esprit commun : souci de développer l'initiative et la responsabilité, de défendre la famille, d'entrer en contact avec le peuple. Mais il est un trait, et peut-être le plus important, qui suscite une difficulté d'interprétation : jusqu'à quel point les œuvres sont-elles confessionnelles ?
   En 1897, J. Bergeron et F. Veuillot citent l'incipit de cette notice rédigée par les prêtres du Rosaire, dont nous avons déjà parlé et qui doit être antérieure de plusieurs années à l'article de la Revue philanthropique :
   "A côté des œuvres religieuses, premier devoir des prêtres qui l'ont fondée, l'œuvre de Notre-Dame du Rosaire réunit un faisceau d'institutions charitables et sociales qui viennent en aide à tous ceux qui souffrent sans distinction de religion, et qui permettent à tous les hommes de bien, quelles que soient leurs croyances, de contribuer à une double action de bienfaisance et de régénération".
   Pour Guy Tomel, dont l'ouvrage date de 1898, la non-confessionnalité est tout aussi claire :
   "Leur œuvre est ouverte à tous et à toutes, non seulement sans acception de culte, mais sans restriction sur l'état civil, la manière de vivre ou de penser de ceux qui frappent à leur porte".
   Ces deux témoignages sont importants, non seulement parce que l'un d'entre eux émane des prêtres du Rosaire eux-mêmes, mais encore parce qu'ils sont les deux plus anciens que nous possédions.
   Quelques réserves s'imposent cependant : on comprend, à lire l'incipit de la notice, que seules les "œuvres de mission", ou "œuvres de contact", telles que les œuvres de charité ou les œuvres économiques sont ainsi accessibles à tous sans distinction de religion. D'autre part, le concept même de non-confessionnalité est sans doute trop avancé pour l'époque; Violiez fera à cet égard figure de précurseur, et le terme "confessionnalité" lui-même est d'ailleurs un anachronisme (47). En fait, il s'agit sans doute, non d'une véritable neutralité que Soulange-Bodin fustige en matière scolaire (48), mais plutôt d'une ouverture des œuvres : puisqu'elles sont le point de contact entre le peuple et les missionnaires, elles doivent par définition être ouvertes à ceux qui se sont éloignés de l'Eglise. Les patronages offrent à cet égard un bon exemple de compromis entre l'ouverture nécessaire d'une œuvre missionnaire et l'objectif de catéchèse qui est le sien. On ne peut guère compter sur les parents pour amener les enfants au patronage. C'est donc "la propagande enfantine [qui est] le grand recruteur de l'œuvre"
(49). L'enfant se présente donc seul. Mais on lui fait remplir un questionnaire qu'il doit rapporter signé par ses parents. Si l'enfant est "réputé douteux au point de vue moral", on le prend mais on le surveille de très près. (50).
   En tout état de cause, l'admission n'est définitive qu'après une période probatoire.
   Il reste qu'une évolution s'est produite, tout au moins au Travail, à partir des dernières années du XIXe siècle vers une confessionnalité pure et simple, et vers une moindre ouverture : les secours ne sont plus donnés indifféremment à tous les nécessiteux, mais après enquête, l'Association des Mères chrétiennes, qui est alors fondée, ne recrute que sur parrainage et après l'accord d'un comité, enfin la notice sur le Cercle des Hommes, dans le catalogue des œuvres publié par L'Echo de Plaisance en novembre 1903, précise qu'il est ouvertement catholique"; cette précision n'apparaissait pas les années précédentes. Il y a donc une sorte de repli des œuvres sur la chrétienté minoritaire, au détriment de la Mission.
   Derrière ce caractère plus ou moins confessionnel des œuvres se cachent toute une conception de l'action sociale : les œuvres sont-elles de purs moyens de la mission; ou bien ont-elles une valeur pour elles-mêmes ? Il est sûr que l'on n'a jamais perdu de vue à Plaisance leur dimension missionnaire - c'est sans doute la dimension majeure des œuvres. Mais il est probable que dans leur jeunesse, Soulange-Bodin et Boyreau aient conféré à l'action sociale une valeur intrinsèque et ne l'aient pas réduite à un pur moyen d'évangélisation (51). Ainsi Tomel poursuit-il :
   "Ils estiment que la misère, quelle qu'elle soit, doit être soulagée, et que c'est une maxime pharisaïque de distinguer entre les pauvres dits intéressants et tous les autres (52).
   Quant à Soulange-Bodin, il écrit dans Les lettres à un séminariste (p. 27-28) :
   "Le rôle du prêtre de sacristie qui prêche et confesse sera modifié pour donner à l'Eglise le prêtre social, qui lui aussi prêchera et confessera, mais de plus se mêlera à la foule pour guérir ses plaies. Ainsi formé il sera plus que jamais la copie vivante du Christ miséricordieux qui guérissait les malades et donnait à manger aux foules; qui, revenant aujourd'hui sur terre L...] s'écrierait plus que jamais : Miseror super turbam !".
   Ces deux citations dénotent une telle conception de l'action sociale, plus qu'elles ne l'affirment explicitement. Elles permettent cependant de prendre la mesure de l'évolution du curé de Plaisance à partir de la décennie 1900.
   Il est certain, en effet, qu'à cette date celui-ci ne considère plus l'action sociale que comme un pur moyen d'évangélisation, dont l'efficacité est d'ailleurs douteuse. Il s'en explique longuement dans un éditorial de L'Echo de Plaisance intitulé "Le chemin le plus court" en mai 1902. L'abbé semble y renier l'action sociale (53). L'article suscite une vive émotion qui appelle une mise au point plus nuancée en septembre de la même année. On y lit :
   "Un certain nombre de prêtres, anxieux de faire leur devoir, ont cru trouver dans les œuvres économiques et sociales un nouveau moyen d'apostolat plus en harmonie avec les besoins des temps 'modernes - Qui donc oserait les en blâmer ?
   Mais plusieurs, emportés par leur ardeur [...] ont donné trop d'importance à ces sortes d'œuvres, ils ont éprouvé certaines déceptions :
   1°) Parce que les œuvres économiques et sociales ne doivent être pour le prêtre, que le moyen de se mettre en contact avec le peuple, et non le but principal de ses efforts".
   On ne pouvait être plus clair; et l'on perçoit à cet égard le clivage qui sépare les œuvres de Soulange-Bodin des œuvres d'un Viollet. Les premières sont des œuvres missionnaires, dont la visée sociale n'est pas une fin en soi, tandis que les secondes, non confessionnelles, n'auront plus tard qu'un objectif purement social.
   Ce tableau des œuvres de Plaisance amène un constat : si Soulange-Bodin s'est efforcé de développer son action dans tous les domaines de la vie sociale, il y a rencontré un succès inégal. Nous avons vu que les œuvres proprement économiques n'ont pas réussi à prendre un véritable essor; tandis que les œuvres de charité ou de loisirs, presqu'inexistantes en 1899, ont pris une place considérable dans la vie paroissiale. On ne peut manquer de même d'opposer le succès considérable des œuvres de jeunesse (mille cent patronés au Rosaire vers 1900, mille sept cents à mille huit cents vers 1905) à l'échec relatif des œuvres d'hommes (deux cents inscrits au Cercle des Hommes du Rosaire).
   Cette ligne de partage entre les succès et les échecs ne fait en définitive que reproduire une situation nationale. L'Eglise exerce encore une influence et un rayonnement considérables en matière d'éducation ou d'assistance, tandis qu'elle est exclue de secteurs presqu'entièrement sécularisés, tels que la vie économique. Les hommes adultes ou même adolescents quant à eux se détournent plus massivement de la pratique religieuse que les femmes ou les enfants.
   On ne peut pas nier que les efforts de Soulange-Bodin aient porté des fruits. Mais si son ambition était de reconstituer à Plaisance une chrétienté où l'ensemble de la vie sociale eût été imprégnée de foi chrétienne, alors force est de reconnaître qu'il a échoué.
   
    
   - - - - - -Notes - - - - -


(1)* Lettres à un séminariste, IIIe partie "Le prêtre allant au peuple", Lettre II : "Un plan de campagne", p. 62.

(2)* Cf. L'Echo de Plaisance, juin 1899.

(3)* Cf. Dabry, Les catholiques républicains, p. 399

(4)* Cf. H. Rollet, L'Action sociale des catholiques, T.1, p. 551.

(5)* Mgr. Chaptal, op. cit., p. 50.

(6)* op. cit., p. 2.

Citons encore la conclusion de l'article de J. Bergeron, dans La Revue philanthropique d'octobre 1897 :
"Ces œuvres de Notre-Dame du Rosaire forment un faisceau comme il n'en existe nulle part ailleurs. Basées sur la mutualité, elles proscrivent l'individualisme, ce fléau des sociétés contemporaines".

(7)* Tous les chiffres donnés sans référence particulière en sont tirés. Ils correspondent à l'année 1899 ou 1900 : le livre parait en 1903; mais le premier article de F. Veuillot sur Plaisance paraît dans La Quinzaine le ler janvier 1901. Divers indices laissent penser qu'il n'a pas renouvelé ses sources entre les deux publications (il ne mentionne pas la faillite de la coopérative).

(8)*Lettres à un séminariste, p. 65-66.

(9)* La visite pastorale de 1899 précise que "faute d'éléments" (c'est-à-dire de dames charitables) les œuvres de charité sont presqu'inexistantes dans la paroisse (Archives diocésaines).

(10)*Chiffres tirés de l'article déjà cité de J. Bergeron.

(11)* Le Courrier du Rosaire, mai 1897, reproduit dans Max Tusmanri Au sortir de l'école, p. 198 à 203. Les citations qui suivent en sont tirées.
Soulange-Bodin écrit pour sa part dans Les Lettres à un séminariste (p. 95-96) : "Nous ne pouvons plus nous contenter de nos œuvres, quelles qu'elles soient, de garder nos enfants souvent malgré eux, contre les atteintes du mal par une habile coercition; - nous devons désormais leur apprendre à le repousser par eux-mêmes. [...] Pour cela développons à outrance chez nos pupilles, petits et grands, l'initiative et la responsabilité."
Dans L'Echo de Plaisance, les textes abondent où sont invoquées l'initiative et la responsabilité. Un des plus caractéristiques est sans doute cette "Lettre d'un vicaire à son curé", publiée en juillet 1898. On peut y lire : "Votre paroisse est une grande école où l'on se forme à l'initative et à la responsabilité".

*(12) La première phrase et le mot "initiative" sont en italique dans le texte.

*(13) On n'a pas retrouvé cette notice, dont plusieurs citations sont reproduites dans l'article de J. Bergeron ou dans le livre de F. Veuillot.

*(14) Cf. Lettres à un séminariste, p. 25.

*(15) Qui plus est, cette manière de fonder la morale chrétienne sur la liberté devient un argument déterminant contre les anticléricaux qui, ne l'oublions pas, faisaient de l'Église l'ennemi de la liberté, non seulement en politique, mais bien plus encore dans les consciences. Voici, à titre d'exemple, un passage de la harangue prononcée par Soulange-Bodin lors de la réunion des libres-penseurs au Moulin de la Vierge :
"Il y a un point de son discours [Chauvière] sur lequel je veux particulièrement protester. Il a dit que les prêtres n'étaient pas amis de l'initiative et que leurs patronages étaient des écoles d'asservissement.
Il oublie que les prêtres d'aujourd'hui sont les successeurs de ceux de 1789, qui au moment où la patrie était en danger ont, dans la nuit du 4 août su se dépouiller de leurs biens en faveur du peuple.
Il oublie le Congrès de Reims où six cents prêtres venus de tous les points de France ont pendant trois jours étudié les réformes les plus libérales et les plus sainement démocratiques.
Et s'il en doute, qu'il interroge un de ces très nombreux enfants qui fréquentent nos patronages. Il lui dira que l'initiative la plus large leur est laissée, que c'est un conseil de patronnés qui dirige l'œuvre".
L'Echo de Plaisance, avril 1897. On notera la façon de prouver le respect de la liberté de conscience par le respect de la liberté politique, la référence à la Révolution et les grossières confusions historiques qu'elle renferme.

* (16) op. cit., p. 203 à 206.

* (17) Guy Tomel, Les conscrits du travail, Tours 1898, p. 78.

* (18) Guy Tomel prétend qu'on y jouit d'une totale liberté d'assister aux offices (Les conscrits du travail, p. 90-91). Doit-on y voir le signe d'une évolution vers une plus grande rigueur, ou bien plutôt une différence entre la pratique et le règlement, ou tout simplement une erreur de Tomel ? Toujours est-il que le règlement reproduit in extenso par Tusmann (op. cit., p. 207 à 210), mentionne expressément cette obligation.

*(19) La brochure éditée par Notre-Dame du Rosaire précisait que l'œuvre "avait pour but de lutter pour le rapprochement des classes, contre l'action des socialistes". (en italique dans le texte). Par socialistes, il faut sans doute entendre à la fois les socialistes proprement dit et les libre-penseur. Cité in F. Veuillot, p. 39 et sq.

*(20) > Rapport sur l'œuvre de Notre-Dame du Rosaire... par l'abbé Soulange-Bodin, 1893, p. 11.

* (21) Archives diocésaines.

*(22) Max Tusmann reproduit encore le règlement du patronage des filles, ainsi que des notes de l'abbé Schaeffer sur l'esprit qui doit y régner. op. cit., p. 306 à 318.

*(23) IIIe Partie, Lettre V, p. 76 à 79. On retrouve la même argumentation, presque mot pour mot dans une "Lettre à mes paroissiens", publiée dans L'Echo de Plaisance, en juin 1897.

*(24) Cf. L'Echo de Plaisance, juin 1899.

*(25) Cf. L'Echo de Plaisance, mai 1901.

*(26) Op. cit., p. 110.

*(27) Op. cit., p. 109.

*(28) J. Brugerette, Le prêtre français dans la société contemporaine, Lethielleux, Paris, 1935, Tome 3, p. 111.

*(29) L'Echo du Sacré-Coeur, novembre 1902.

*(30) J. Brugerette, op. cit., T. 2, p. 406-407.

*(31) Cf. F. Veuillot, Apostolat social..., op. cit., p. 118-119. L'auteur cite longuement le directeur de la coopérative, Henriet qui développe ce double objectif moral et familial: femme au foyer, dignité, etc.

*(32) Cité par F. Veuillot, La Quinzaine, 1er janvier 1901.

*(33) H. Rollet, op. cit., p. 548.

*(34) Cf. supra.

*(35) Il s'agit, pour les autres années, du numéro de novembre.

*(36) Après le départ de leur congrégation, le Fourneau ferme définitivement. En octobre 1904, Soulange-Bodin décide d'émettre, pour le remplacer, vingt quatre mille bons de cinq sous (soit une valeur de six mille francs) valables chez les commerçants du quartier. L'Echo de Plaisance, janvier 1905.

*(37) Chiffres tirés de L'Echo de Plaisance, août 1897.

*(38) Visite pastorale de 1905 (Archives diocésaines).

*(39) L'Echo de Plaisance, octobre 1903, "La réorganisation des patronages".

(40) Chiffres tirés de L'Echo de Plaisance, janvier 1905.

(41) Les chiffres que nous avons mentionnés plus haut aboutissaient à un total de 1.100 patronés. Mais ils sont tirés de l'ouvrage de Veuillot, et datent donc de 1900 ou 1901. Le chiffre de 1.800 est tiré de la lettre de Boyreau au cardinal du 5 décembre 1904 (carte de visite jointe) qui parle de 1.800 élèves dans les écoles et patronages, ainsi que de la visite pastorale de septembre 1905, qui évalue de 1.700 à 1.800 les enfants sur lesquels s'exerce une action sacerdotale au Rosaire. La croissance des œuvres de jeunesse était donc vive; dans la lettre à l'archidiacre du 20 mars 1903, Boyreau parle de mille 1.600 enfants dans les œuvres (Archives diocésaines).

(42)Cf. Mgr. Chaptal, op. cit., p. 101 à 103.

(43) Il s'agit peut-être de celle que nous avons déjà citée pour le Rosaire, et que Veuillot aurait inclus dans son ouvrage : il est peu probable qu'il existe deux écoles du même type dans la paroisse.

(44) L'Echo de Plaisance, janvier 1902.

(45) L'Echo de Plaisance, novembre 1905.

(46) Cf. Son premier rapport, manuscrit, en janvier 1910 sur l'exercice 1908-1909 (Archives diocésaines).

(47) Le Nouveau Dictionnaire National de Bescherelle, par exemple, en 1887, ne mentionne pas "confessionnalité", mais "confessionnalisme".

(48) Et cela dès 1893. Cf. Rapport sur l'œuvre..., p. 7.

(49) F. Veuillot, Plaisance in L'Action populaire, 1903, p. 12.

(50) Cf. ibid. et Turmann, op. cit., p. 203.

(51) La question sera d'ailleurs débattue lors du premier Congrès de Notre-Dame du Travail en septembre 1898. Cf. infra.

(52) Bergeron commente ainsi l'incipit de la notice :
"On s'est souvenu de cette parole d'Ireland : "Jusqu'au moment où la condition matérielle des ouvriers n'est pas correctement assurée; il est futile de leur parler de vie surnaturelle et de devoirs".
Dans les propos de Mgr. Ireland, le message surnaturel reste le but ultime; mais au terme fort lointain d'un apostolat qui passe inévitablement par le détour de l'action sociale. Sur ce point en tout cas, il y a une évolution de Soulange-Bodin, puisqu'en mai et septembre 1902, il demande de prendre "Le chemin le plus court" pour convertir les âmes.

(53) Cf. infra.
   

Chapitre I du mémoire
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mise a jour le 8/12/2011